I éit Digitized by the Internet Archive in 2009 witii funding from University of Ottawa littp://www.arcliive.org/details/pliilosopliielangOOdauz Bibliothèque de Philosophie scientifique ALBERT DAUZAT Docteur es lettres, Chargé de cours à l'Ecole pratique des Hautes-Etudes. LA Philosophie du Langage PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE, 26 La Philosophie du Langage OUVRAGES DU MEME AUTEUR LINGUISTIQUE La Langue française d'auiourd'hui, Evolutions, problèmes actuels (2^ édit., 8® mille, Armand Colin). 1 vol 3 50 La Vie du langage (-2^ mille, Armand Colin). 1 vol. 3 50 La Défense de la Langue française (2^ mille, Armand Colin) . 1 vol 3 50 Essai de méthodologie linguistique (Champion). 1 vol. gr. in-S" . Épuisé 10 » Études linguistiques sur la Basse-Auvergne. 4 vol. in-8°. (Couronnées par r Institut, Prix Chavée, 1915.) I. Phonétique historique du patois de Vinselles. (Bibliothèque de la Faculté des Lettres de Paris, tome IV) 6 « II. Morphologie du patois de Vinzetles. (Biblio- thèque de l'Ecole pratique des Hautes-Etudes, fasc. 126) 10 » m. Géographie phone/it/ue d'une région de la Basse-Auvergne (Champion) ,6 » IV. Glossaire étymologique du patois de Vinzelles ^Société des langues romanes) 6 » ÉTUDES SOCIALES, VOYAGES Le Sentiment de la nature et son expression artis- tique. (Bibl. de philosophie contemporaine, 2* mille. F. Alcan) . 1 vol 5 » L'Espagne telle qu'elle est (-2' mille, Mignotj. 1 vol. 3 50 L'Italie nouvelle (3^ mille, E. Fasquelle). 1 vol 3 50 Mers et montagnes d'Italie (2^ mille, E. Fasquelle). 1 vol 3 50 L'Expansion italienne (3* mille, E. Fasquelle) 3 50 La Suisse illustrée (i4« mille, coll. Larousse, in-4'>) illustré avec caries br. 19 » la Suisse moderne (3^ mille, E. Fasquelle). 1 vol. . 3 50 Four qu'on voyage. Essai sur l'art de bien voyager (E. Privât et H. Didier). 1 vol. illustré 3 50 Sceaux. — Imp. Charaire. Bibliothèque de Philosophie scientifique. ALBERT DAUZAT DOCTEUR ES LETTRES CHARGÉ DE COURS A L'ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES- ÉTUDES LA Philosophie du Langage PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE BACINI. 2B 1917 Droits de traduclioa et de reproducli n réservés pour tout les pays, compris la Suède •> \, Norvège. t^"l Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays. Copyright 1912 by Ernbst Flammariom. INTRODUCTION Les phénomènes du langage et leur interprétation. Plan général. . Depuis l'époque où Whitney publiait sa Vie du langage, les linguistes ne se sont plus préoccupés de reprendre cette œuvre de synthèse et de vulga- risation, et de dégager, pour le grand public, les résultats acquis et les principes directeurs qui domi- nent aujourd'hui la science du langage. Cependant, en quarante ans, des transformations profondes se sont opérées dans les méthodes et l'orientation générales, le champ d'exploration s'est considéra- blement agrandi, des phénomènes jusque-là ignorés ont été mis en lumière, et la linguistique possède à l'heure actuelle une richesse d'information et une rigueur de méthode qui n'ont rien à envier aux autres sciences de la nature. Certes les problèmes irrésolus, faute des matériaux nécessaires, les ques- tions obscures ou sujettes à controverses sont tou- jours nombreux, et la science, ici comme ailleurs, se heurte plus d'une fois à l'inconnaissable, notam- ment en ce qui concerne l'origine du langage. Mais le terrain défriché est déjà immense, et le classe-, ment, l'interprétation d'innombrables faits sont désormais hors de conteste. 1 Z INTRODUCTION Le langage a deux aspects : les sons et les sens. La parole est un ensemble de signes sonores, et elle a pour but l'expression, la transmission de la pensée entre les hommes. De ces deux éléments, c'est le second qui domine dans l'esprit de ceux qui parlent ou qui écoutent : on pense au sens, on ne prête guère attention à la forme des mots. Et néan- moins — sinon pour cette raison — cette forme joue un rôle prépondérant^dans les évolutions du langage. Tandis que nous songeons simplement aux idées exprimées ou à émettre, les changements qui affec- tent la prononciation et la physionomie externe des mots nous échappent à peu près complètement. Presque tous les linguistes reconnaissent aujour- d'hui l'inconscience des phénomènes du langage, qu'il s'agisse des transformations subies par les voyelles et les consonnes, ou des analogies qui modi- fient les termes isolés et les systèmes de flexions grammaticales. A un moment quelconque de son histoire, l'édifice complexe que constitue un idiome donné, s'explique et ne s'explique qu'historiquement : la raison d'être de ses caractères généraux comme de ses particu- larités ne doit être cherchée que dans ses antécédents et ne saurait être demandée à la logique, comme s'il s'agissait d'un système rationnel conçu d'avance et réalisé suivant un plan méthodique. Les gram- mairiens de jadis, en méconnaissant ce principe capi- tal, ont fait fausse route. Le langage est transmis oralement d'une généra- tion à l'autre. Le fait capital est l'apprentissage que font les petits dans la famille : l'école, le livre, le INTRODUCTION O journal, rinslruction, le travail personnel peuvent contribuer aussi à la formation du langa^^e chez rindividu. mais généralement dans une très faible mesure. De lanière à l'enfant, le langage se modifie : erreurs de transmission, reproductions imparfaites, mais surtout transformations lentes et progressives (les habitudes physiologiques et psychologiques — articulation des sons et associations d'idées. Chaque individu contribue pour une part infime s. l'évolution du langage, et cette évolution est insensible entre deux générations contiguës : des différences très légères, qui vont en s'accentuant et en s'éloignant toujours du point de départ, suffisent cependant pour effectuer au bout de quelques siècles des chan- gements souvent considérables. La science du langage est loin d'être isolée dans l'ensemble de nos connaissances : elle se relie au contraire à diverses autres sciences, avec lesquelles elle entretient d'étroites relations. A la physique (acoustique , elle demande l'analyse des sons : à l'anatomie et à la physiologie de l'homme, la struc- ture et le fonctionnement des organes de la parole ; à la psychologie, le jeu des images auditives et motrices, les lois de l'association des idées; à la sociologie, les caractères sociaux du langage, et les conditions qui président à son développement; à la idéographie et à l'histoire, les nombreuses relations qui rattachent les faits linguistiques à la configura- tion du sol et aux événements du passé. Par de tels liens d'interdépendance s'affirme une fois de plus la solidarité de toutes les connaissances humaines. Tout en se cantonnant sur le terrain purement 4 INTRODUCTION spéculatif, avec une objectivité et une impassibilité que d'aucuns ont pu trouver excessives, mais qui sont nécessaires à la recherche scientifique, la lin- guistique touche nécessairement, par certains côtés, des questions d'ordre pratique, d'importance di- verse, telles que le problème de la langue interna- tionale, la réforme de l'orthographe, l'enseignement de la grammaire et des langues vivantes ou mortes. Ces questions, elle n'a pas la prétention de les résou- dre — ce n'est point son rôle — en empiétant sur le domaine des spécialistes, mieux placés pour appré- cier les nécessités pratiques et les contingences. Mais elle doit dire son mot, et établir les données scienti- fiques de chacun de ces problèmes, qui ne sauraient être résolus de façon satisfaisante s'ils reposent sur des bases irrationnelles, et si l'on méconnaît des faits ou des principes indiscutablement établis par les savants. La science du langage, à l'heure actuelle, a réuni et interprété, tant pour le présent que pour le passé, un nombre considérable de documents. Nul ne peut plus se flatter désormais d'embrasser l'ensemble de connaissances aussi vastes, car, par la force même des choses, la spécialisation, dans ces recherches, s'accentue de jour en jour. Mais si les faits, les milieux diffèrent, les principes ne varient pas d'un langage à l'autre, et ce sont toujours et partout les mêmes lois qui pi jsident aux évolutions du langage, — comme de l'intelligence et du corps l humain. Ainsi s'explique la prépondérance que nous don- nons, dans les exemples, à la langue française entendue au sens large^ avec ses patois et ses fNTRODLCTION argots, — ainsi qu'aux langues vivantes et mortes les plus familières aux lecteurs : puisque les mêmes phénomènes se retrouvent partout, mieux vaut s'ap- puyer sur les faits connus, qui seront mieux com- pris en intéressant davantage. A qui n'est pas spé- cialiste, l'interprétation d'un seul exemple, pour être bien saisie, demanderait parfois à elle seule plusieurs pages d'explication. * Le langage préeente un certain nombre de carac- tères généraux qui demandent à être mis en relief : suivant qu'on le considère comme un ensemble de sons articulés, comme l'instrument de la pensée, comme un fait social, ou dans ses rapports avec l'écriture, il donne lieu à autant de sciences dis- , tinctes, quoique souvent connexes, dont deux, la phonétique et la sémantique, sont seules, à l'heure actuelle, définitivement constituées. La caractéristique la plus saillante et qui a frappé de tout temps les observateurs, c'est la diversité infinie des langues parlées sur le globe. Cette diver- \ site du langage est le résultat de son évolution, dif- | férente suivant les milieux. Le second phénomène a été remarqué beaucoup plus tard que le premier, bien qu'il domine toute la science, et que tous les faits relèvent de son empire et ne s'éclairent qu'à sa seule lumière. Les évolutions du langage doivent donc être classées et analysées avec un soin tout spécial. On envisagera tour à tour l'histoire interne des idiomes, avec les procédés de renouvellement C INTRODICTION .fpontanés (modifications des sons, changements analogiques), les emprunts étrangers et les forma- tions savantes, — puis l'histoire externe des lan- gues, leur segmentation en dialectes et en langues spéciales, la lutte des idiomes rivaux, le développe- ment, l'extension des langues nationales et litté- raires. Après avoir examiné les faits tels qu'ils se pré- sentent aujourd'hui pour le linguiste, il n'est pas sans intérêt de faire un bref historique de la science, en montrant par quel processus on est arrivé au système actuel d'interprétation, après les tâtonne- ments du début, et à la suite de théories souvent •opposées, qui se sont disputé successivement la faveur des savants, se contredisant ou s'étayant les unes les autres, tantôt se combattant, tantôt arri- vant à réaliser un accord. Il ne s'agit pas d'ailleurs d'une? histoire, même résumée, de la science, dans laquelle chacun occuperait la place qu'il mérite suivant Timportance de ses travaux, — mais de l'évo- lution des idées, en insistant tout particulièrement sur l'orientation contemporaine, et en signalant toutes les tendances intéressantes, même si leurs représentants ne font pas toujours autorité. A travers les recherches, les hypothèses, les con- troverses, la science du langage est arrivée à se constituer une méthode qui, si elle n'est pas encore parfaite, si elle reste sur plus d'un point sujette à discussion, offre cependant un système cohérent d'une grande précision et parfois d'une extrême rigueur. Cette méthode est demeurée longtemps à l'état latent dans la subconscience des linguistes, et INTRODICTION cv sont seulement les néo-grammairiens de l'école allemande qui ont contribué à la dégager, voici une trentaine d'années, avec une grande vigueur de dialectique et de synthèse. L'importance que nous avons accordée à la méthode, ou plus exactement aux méthodes de recherches, se justifie donc aisé- ment, d'autant plus que le public les ignore et que les philosophes eux-mêmes en ont à peine connais- sance. Par là la linguistique s'apparente à nouveau aux autres sciences expérimentales, et c'est grâce à la sûreté de ses procédés de recherches qu'elle a pu aboutir à des résultats dont la certitude est aujour- d'hui indiscutée. La Philosophie du Langage LIVRE PREMIER LES CARACTÈRES GÉNÉRAUX DU LANGAGE CHAPITRE I Qu'est-ce que le langage? Le langage est l'instrument de la pensée. L'évocation des- idées: psychologie et logique; instabilité et variations de la valeur du mot. — - Le langage est un fait social. Les con- ditions de sa formation ; l'état social des Aryens primitifs reconstitué par la grammaire comparée. — Le langage est un ensemble de sons articulés. Les rapports avec la biologie et la physique. — Le langage est susceptible d'être transcrit par récriture. Écritures idéologiques et alphabétiques -^ représentation du langage parlé ; réaction de l'écriture. — Divisions de la science du langage. Le langage est l'instrument de la pensée. 11 a pour but de traduire les idées — par des mots^ les jugements et les raisonnements — par des- phrases. Mais il n'est pas une expression adéquate, ni même logique de la pensée. Le langage est un système de signes, comme la mimique, — le plus souple, le plus complexe et le moins imparfait, pour objectiver les faits psychologiques. lO LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE La formation et le développement du langage sont donc associés intimement à la formation et au déve- loppement de la pensée humaine. Les lois psychi- ques de l'intelligence sont en rapports étroits avec celles de la parole ; l'élaboration et la conservation de la connaissance ne peuvent guère se concevoir, -abstraction faite des signes qui fixent les idées. Le mot n'exprime pas l'idée : il l'évoque impar- faitement et en général par l'intermédiaire d'une image. « Comprendre un mot, une phrase, ce n'est pas avoir l'image des objets réels que représente ce mot ou cette phrase, mais bien sentir en soi un faible réveil des tendances de toute nature qu'éveil- lerait la perception des objets représentés par le mot»^ L'analyse de la formation spontanée et même arti- ficielle des mots montre — conformément aux théo- ries des psychologues anglais et contrairement à celles des anciens logiciens — quelle part prépon- dérante est réservée à l'imagination dans les opéra- tions intellectuelles, et quel rôle minime a joué, en revanche, l'abstraction, même pour la formation primitive des idées générales. Les objets sont dési- gnés à l'aide d'images qui évoquent l'un de leurs aspects les plus frappants : et l'inventeur féru d'hel- lénisme qui a baptisé la bicyclette on la glycérine — à la différence près qu'il a parlé en français, grec et latin, — a procédé exactement comme les Gallo- Romains qui ont dénommé la berouette'^, et comme \. Leroy, Le Langage, p. 97. 2. Aujourd'hui brouette. Le mol désignait à l'origine une chaise à porteur (à deux roues). li la langue populaire moderne qui a appelé doucetie une salade douce. Un objet est souvent désigné par un mot qui était affecté auparavant à un objet voisin : c'est la méta- phore, qui repose essentiellement sur l'association des idées, comme les autres figures de grammaire. Cette opération est provoquée par la faculté qu'a toute représentation psychologique d'éveiller dans l'esprit une image ou une idée apparentée par un rapport quelconque. Qualité commune^qui a étendu à la feuille de papier le nom de la feuille d'arbre, ou qui a fait comparer par le peuple les yeux a des quinquets ; évocation, par l'objet, de son pays d'ori- gine ou de son inventeur, qu'il s'agisse du latin persica (pêche = fruit de Perse , du français dinde (poule d'Inde) , ou de l'argot eusiache (couteau [fabriqué par Eustache Dubois]). Les noms propres viennent de métaphores, d'une particularité d'un individu, ou de son origine : Cicero^ de cicer (pois chiche) ; en français, Leloup, Legrand, Picard, etc.; en allemand, Wolf i^loup , Rothschild (boucher rouge), etc. Les noms de lieux eux-mêmes sont dus à des formations analogues : circonstance de la fondation (Villefranche), particularité naturelle et fortuite (Le Havre, Rochefort, Provence = pro- vince [la première province romaine de Gaule]) , extension du nom de la ville au nom du pays (Beau- vaisis) ; restriction du nom du peuple au nom de la ville (Paris signifie proprement « chez les Parisiens » = Parislis). C'est par le procédé métaphorique qu'on a exprimé, au début, les idées abstraites. Penser, à 12 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE l'origine, c'est peser (ses idées) ; la « colère », en grec, a désigné d'abord la bile (/oXVj) ; on a parlé de goûter un mets savoureux avant de goûter une œuvre d'art. Ces quelques exemples montrent l'importance de l'association des idées dans la formation des mots. Le langage n'a pas moins de rapports avec la mémoire, dont l'association des idées est le principe directeur. Qu'elle soit auditrice, motrice ou visuelle, la mémoire est facilitée par le langage, puisque la parole est, suivant le point de vue, un ensemble de sons entendus ou de sons proférés, et qu'elle peut se traduire en signes visibles. De même qu'il est plus aisé d'éveiller des images que des idées abstraites, de même des signes sonores ou visuels arrivent à être évoqués plus facilement par le cerveau que les images dont ils sont la représentation. La mémoire des mots, qui peut se substituer à la mémoire des idées, et qui lui est, en tout cas, d'un grand secours, procède des mêmes lois : elle varie en raison de la vivacité et de la répétition de l'expression pre- mière, comme en raison de la possibilité d'associa- tion. La mnémotechnie n'est qu'une application particulière de l'association des idées. Mais si le langage est en relation directe avec les âOis psychologiques de la pensée, il n'a guère de points de contact avec la logique. Il ignore l'opéra- tion de la généralisation comme celle de l'abstrac- tion. Le logicien nous enseigne que l'idée d'oiseau dérive d'une comparaison entre les diverses espèces d'oiseaux dont on a abstrait les caractères généraux. qu'est-ce que le l.wgage ? 13 Le langage procède par une toute autre voie. Quand le latin a appelé l'oiseau volatilis en songeant au vol de ces animaux, il ne faisait pas une généralisation à proprement parler, puisque les oiseaux ont entre eux bien d'autres caractères communs en dehors du vol, et que le vol caractérise en outre les insectes, par exemple, qui ne sont pas désignés par ce mot. Aucune langue n'a un mot populaire pour désigner les mammifères ou les insectes. L'image, comme le mot, est susceptible d'éveiller un groupe d'êtres plus ou moins restreint, suivant les cas ou suivant les peuples : une population de pêcheurs distinguera divers poissons, tandis que des « terriens » se contenteront souvent d'un seul terme. Mais aucune idée de classification rationnelle ne préside à ces dénominations. Comme les jugements et les raisonnements s'ex- priment à l'aide de phrases, on en a conclu longtemps que la « grammaire générale » était la logique du langage, et que le langage obéissait et devait obéir aux lois de la raison. Rien n'est moins exact. Les formes et la syntaxe s'expliquent historiquement par des évolutions dans lesquelles la psychologie seule joue son rôle — par la voie analogique ; et c'est au contraire la pensée qui doit se couler dans le moule de la phrase et se plier à l'ordre des mots. Même les esprits les plus vigoureux , s'ils arrivent à imprimer à leur style le cachet de leur pensée, sont impuissants à transformer la syntaxe d'une langue. Il n'y a pas plus de logique dans la construction française courante qui place le verbe entre le sujet et le complément, que dans les constructions alle- -- 2 14 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE mandes qui rejettent le verbe à la fin de la phrase, ou dans les tournures interrogatives qui mettent le sujet après le verbe, ou dans la phrase turque qui met le complément avant le verbe. Tout n'est qu'une question d'usage, — d'association d'idées. Le langage est devenu à peu près inséparable de la pensée. Penser, n'est-ce pas, en général, se parler à soi-même? Parole intérieure, si finement analysée par Victor Egger. Le langage, qui a pour but de communiquer la pensée, contribue à la former, en la fixant par des signes sonores, précis et objectifs, qui permettent une analyse plus rigoureuse, — à la simplifier aussi, parce qu'elle substitue des formules aux images et aux idées. Le signe, créé pour le ser- vice de la pensée, réagit à son tour sur elle, et faci- lite le travail intellectuel en permettant de penser des mots, substituts des idées : il tend à avoir une valeur propre. Le mot — théoriquement et à l'origine — est bien Lin signe arbitraire et conventionnel, comme le disait Whitney; mais pour un individu donné, il se pré- sente sous un aspect différent, comme un signe évocateur d'une ou de plusieurs idées auxquelles il est lié pour une association habituelle et, qui plus est, héréditaire. Le langage de chaque individu, a dit M. Meillet, est « un système complexe d'associations inconscientes, de mouvements et de sensations au moyen desquelles il peut parler et comprendre les paroles émises par d'autres. » Le mot est évocateur en bloc et non en détail. La linguistique assurait jadis que chaque partie au qu'est-ce que le langage ? 15 mot a sa signification propre : aux yeux du savant, sans doute, qui. par une analyse minutieuse, retrouve dans les flexions, suffixes et radicaux, les résidus des étapes antérieures et les témoins des filiations histo- riques ; mais pour celui qui parle, le mot forme un tout, et si sa décomposition est un procédé de cri- tique scientifique, elle ne correspond pas à la vie subjective ou objective du langage. Le mot forme un tout. Encore son individualité est-elle souvent bien imparfaite. L'indépendance du mot par rapport à la phrase est toute relative. La décomposition du discours en ses différents termes par la grammaire suppose déjà un état intellectuel avancé, une force de réflexion et d'analyse qui est étrangère à la plupart des individus qui parlent une langue. Essayez de faire séparer les mots d'une phrase à quiconque n'a pas étudié la grammaire, et vous serez frappé par les erreurs commises, plus encore par les hésitations et les incertitudes. M. Bréal a rappelé à ce sujet les observations très curieuses qui ont été faites dans les bureaux télégraphiques pour la rédaction des dépêches. Quelle peut être, pour un cerveau fruste, l'individualité d'une particule réduite à une seule consonne (/', d\ qu\ y, t', s'}, et faut-il s'étonner qu'il la soude au mot suivant — avec lequel elle s'agglutine parfois pour former un conglomérat durable ? ^ Les mots atones, qui s'appuient toujours sur un terme voisin, enclitique ou proclitique, comme le grec te, le latin 1. Comme endemain devenu lendemain ^ci-dessous p. 222). 16 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE que, la plupart de nos articles et de nos pronoms, n'ont pas un relief sonore suffisant pour se détacher nettement dans l'esprit. Le verbe est souvent atone en français moderne [est- il? vient-il?) Parfois certains mots de la phrase, dans des com- binaisons spéciales, arrivent à s'amalgamer de telle sorte que le philologue le plus expert ne sait plus où pratiquer la coupure : comment les paysans pourraient-ils se reconnaître là où les linguistes ne voient plus clair ? Dans certains patois de Savoie, le groupe st, à une époque assez récente, est devenu tk (à peu près le th anglais de thank) : le phénomène a affecté des combinaisons syntaxiques comme l'in- terrogation as-tu? (où on prononçait 1'^) devenue aujourd'hui athu ? — expression dans laquelle il est absolument impossible de séparer le verbe du pronom. Daifis divers parlers du nord de la France « garde-champêtre » se dit garchonpêtre, sous l'in- fluence évidente de garchon (garçon) :• faut-il couper gar chonpêtre d'après l'étymologie, garchon pêlre d'après l'analogie, ou écrire en un seul mot ? Il n'y a aucune raison pour préférer une notation à l'autre. La pluralité des aspects que peut revêtir un mot fait obstacle à son individualité. La multiplicité des formes verbales est la principale raison powr laquelle l'unité du verbe est très imparfaitement perçue par l'esprit populaire. Là encore, les analystes du lan- gage n'ont pas toujours été d'accord entre eux devant la complexité de certains faits. La grammaire didac- tique nous enseigne que le verbe aller se conjugue je vais à l'indicatif présent et y irai au futur; l'his- toire de la langue nous apprend qu'en réalité il qu'est-ce que le langage ? 17 s'agit de trois verbes différents^ juxtaposés et com- binés peu à peu : c'est le même phénomène qu'on observe pour les futurs anglais, où shall alterne avec will. L'adjectif, le substantif surtout a une individualité plus marquée, parce que ce dernier désigne en géné- ral, dans la langue populaire, un objet bien pré- cis. Mais, là encore, la flexion — qui se traduit pour l'oreille par une difl"érence d'images auditives — vient jeter un certain trouble. Comment, sans l'école, des formes aussi éloignées l'une de l'autre que œi/l et yeux pourraient-elles être perçues par le vulgaire comme un même mot? Les mots inva- riables étant en nombre restreint dans une langue — surtout dans les langues anciennes 2 ■— ce n'est pas, eh réalité, un terme fixe, un ensemble de sons précis qui correspond à une idée, mais un groupe d'images auditives apparentées qui ne se superpo- sent pas exactement. L'idée de « cheval » n'est pas représentée en français par le mot cheval, mais par le couple cheval-chevaux, comme elle l'était en latin, non par equus, mais par le groupe complexe equus, equc, equi (gén. s., nom. pi.), equo (dat. abl. s. S equum, equorum, equis (dat. abl. pi.), equos. Cela 1. Les deux verbes latins vadere et ire, et un troisième dont l'origine est inconnue. 2. Car en fait, en français par exemple, la plupart des subs- tantifs sont aujourd'hui invariables pour loreille ; en revanche il y a des formes doubles pour diverses conjonctions et pré- \ positions {que et qu, de et d'); certains patois vont plus loin ' et ont parfois jusqu'à trois formes pour en suivant la position syntaxique {en, nen et n'). On voit combien est artificielle la dillerence classique entre les mots variables et invariables. S. i8 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE simplement pour l'idée générale : mais si Ton pré- cise le sexe, il faudra ajouter « jument » au groupe français, equa ("et ses cas) au groupe latin; l'âge, « poulain » et « pouliche » ; la fonction reproduc- tive, « hongre », etc. . 11 n'y a donc pas équivalence exacte entre le mot et l'idée, puisque le mot n'a pas, en général, une forme fixe, et que, pour chaque forme spéciale, une notion de nombre, de sexe, de personne, de temps, de. mode, etc., s'ajoute — parfois en double, en triple ou en quadruple — à l'idée représentée. Mais, pour un mot donné, cette idée même est susceptible de variation suivant la phrase, le lieu et le moment, le milieu social, les dispositions de l'individu ou l'in- dividu lui-même. Dans aucune langue, un seul mot ne correspond à une idée et à une seule. Chaque mot a eu, en géné- raf, plusieurs significations, de même qu'une idée peut être exprimée par un certain nombre de syno- nymes. Tel mot prend un sens différent suivant le contexte ou les circonstances dans lesquelles il est prononcé. Examinez le mot « ascension » in abstracto et en grammairien : vous reconnaîtrez qu'il est suscep- tible de désigner, dans la langue actuelle, une fête religieuse, une ascension de montagne ou l'ascension symbolique vers les honneurs. Prêtera-t-il à amphi- bologie dans le langage ? Nullement, car la phrase suffira souvent, à elle seule, à l'éclairer; et il n'y aura aucune hésitation quand on demandera : «Quelle est la date de l'Ascension cette année? » ou ql'est-ce qte i.e laxcace ? 19 « Combien d'heures faut-il pour faire l'ascension du Mont Blanc?» Mais la phrase elle-même est enve- lopi)ée dans une ambiance qui précise encore le sens des termes : sujet de la conversation pour les interlocuteurs, — milieu naturel ou social qui suffit à fixer les idées, à défaut de la phrase, pour le début de la conversation ou pour le nouvel auditeur qui surgit. Le mot « ascension ». affiché à la porte d'une église, évoque une idée aussi précise, quoique diffé- rente, que le même terme entendu à la montagne dans un groupe d'alpinistes. De là vient que les mots ont une tendance à se spécialiser en raison du milieu social, car, suivant la profession, le genre de vie, les habitudes, un vocable, doué de plusieurs significations dans la langue générale, s'associe plus étroitement à l'une d'entre elles, pour tels individus ou tels groupes. Le mot reprise, lancé à brûle-pourpoint, évoquera une idée toute différente chez un auteur drama- tique, un pianiste, un escrimeur, un notaire, un tacticien, un agent de change ou une femme de chambre. C'est le germe des langues spéciales. Pour des hommes du xvn' siècle, des termes comme enfer^ royauté, par l'ensemble' des idées associées qu'ils éveillaient, avaient une tout autre valeur que pour nous. La valeur du mot est susceptible de varier suivant le moment et selon les dispositions de l'individu. Sous l'influence de la colère, les termes prennent une signification tout autre, les images jaillissent, les métaphores se précipitent, — dans la recherche de l'expression forte, violente, susceptible de frap- 20 LA. phild*.^phiê du langage per l'adversaire : hommes ou femmes du peuple qui se querellent, se jettent à la tète des noms d'ani- maux, des mots désignant des individus tarés ou des professions infâmes, violemment détournés, pour les besoins de la cause, de leur signification : ainsi s'explique la formation des termes injurieux. Com- parez, à l'autre pôle, la prudence et la réserve des diplomates en conférence, pesant la valeur des mots, et jaugeant les termes sous toutes leurs faces. — Les expressions « un bon lit », « une source fraîche », ont-elles la même valeur en temps normal, en hiver, et au retour d'une ascension estivale? On dit parfois que dans aucune langue il n'y a de synonymes parfaits. Pareille affirmation n'est exacte — approximativement — que pour le langage d'un individu déterminé : car si chacun, lorsqu'il est de sang-froid, donne un sens assez précis à chaque mot, en revanche la valeur des synonymes est essentielle- ment variable d'un individu à l'autre, et les diffé- rences assignées entre eux par les grammairiens sont souvent artificielles, surtout dans les langues litté- raires où divers mots, issus de sources diffé- rentes, sont tombés pèle-mèle et au hasard dans un déversoir commun. Péni7isule et presqu'île, celui- là savant, celui-ci populaire, ont exactement le même sens étymologique : l'usage décide de leur emploi et il varie suivant les habitudes, la culture intellectuelle, la recherche ou l'aversion du terme technique. Ailleurs la signification originaire, l'histoire des mots est différente, comme pour parler (dire une QL"i:ST-( E yiE le LAN(;A(.r; ? 21 parabole)* et causer (alléguer), visage (sens con- servé) et figure (sens géométrique), lorgnon (objet, pour lorgner) et binocle (objet pour deux yeux : néanmoins, la synonymie est aujourd'hui complète dans des expressions comme « parler à quelqu'un » et « causer avec (pop. à) quelqu'un » ; « se laver la figure» ou « le visage », porter un lorgnon ou un binocle. Il n'existe guère que des préférences per- sonnelles ou sociales, des extensions ou restrictions d'usage : visage tend à devenir archaïque ; causer l'emporte de plus en plus dans le langage du peuple ; binocle semble faire reculer lorgnon; mais les expres- sions toutes faites, telles que « visage de boisy.^ n'ad- mettent pas de substitut. Si les divergences sont aussi sensibles chez .un même individu ou chez deux individus voisins, l'écart est bien plus grand entre des peuples éloi- gnés, surtout lorsqu'ils parlent des idiomes dilîé- rents. D'une langue à l'autre, il n'y a pas d'équiva- lence entre les moyens d'expression, et une traduc- tion rigoureusement exacte d'une conversation aussi bien que d'une œuvre littéraire, ne saurait se con- cevoir. Le faisceau d'idées multiples susceptibles d'être exprimées par un mot varie d'une langue à l'autre, et les associations formées entre elles à l'aide du terme commun sont trop étroites pour que l'évocation de l'une d'elles n'entraîne pas peu ou prou celle de sa voisine qui est différente suivant l'idiome : il en résultera une altération, insensible 1. Le latin vulgaire tira du grec le verbe * parabolare le christianisme ayant vulgarisé l'idée de la parabole), qui se contracta en * paraulare. 22 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE peut-être, mais certaine du concept. Quand le Latin employait sapere au sens abstrait de « savoir », puu- vait-il faire complètement abstraction des significa- tions « avoir de la saveur ». « percevoir une saveur » que possédait aussi ce verbe, et lui donner un sens aussi purement abstrait que le Français se servant de savoir"} L'anglais to spend the holidays est-il bien l'équivalent précis de « passer les vacances » ? et quoique spend n'ait plus dans cette expres- sion le même sens que dans to spend money (et qu'il y possédait autrefois), ne reste-t-il plus de trace de cette origine, et la valeur de l'expres- sion actuelle n'en est-elle pas impondérablement modifiée ? Le langage ne saurait donc prétendre à réaliser la transmission exacte de la pensée. Il est seulement l'instrument le moins imparfait qui permette la transmission des idées. * * Le langage est un fait social. Il a pour but l'échange des pensées entre les hommes. Bien que le système d'associations, de mouvements et de sensations qu'il suppose chez les individus soit propre à chacun d'eux et ne soit jamais rigoureusement identique chez deux sujets, il doit cependant être, et il est en fait sensiblement le même chez les hommes d'un même groupe social : condition nécessaire de l'intercompréhen- sion. « Immanente aux individus, la langue s'im- qu'est-ce oie le langage ? 23 pose à eux»!, comme toute autre institution sociale 2. Pris en bloc, le langage est incontestablement une formation collective, au même titre que la reli- gion ou les institutions sociales. Tous collaborent et ont collaboré à sa constitution, à son évolution, à son renouvellement, bien que la part de chacun soit en fait impossible à préciser. Il importera d'examiner — et c'est là une question assez contro- versée — quelle est la part des phénomènes d'ori- gine individuelle propagés par voie d'imitation plus ou moins consciente — et des phénomènes qui se sont produits simultanément et indépendamment chez un grand nombre d'individus sous l'influence d'une même cause. La sociologie contemporaine, qui apporte à la linguistique un précieux contingent d'idées plus encore que de faits, nous montre que la formation du langage chez les peuples primitifs a été sou-, mise à des conditions sociales importantes qu'on ne saurait négliger: « L'activité mentale des primitifs, déclare M. Lévy- Bruhl 3. est trop peu diflerenciée pour qu'il soit pos- 1. A. Meillet, Introduction à l'étude comparative des langues indo-européennes, p. o. 2. D'après M. Durkheim. Cf. Année sociologique, IX, 1), une langue existe indépendamment de chacun des individus qui la parlent, et, bien qu'elle n'ait aucune réalité en dehors ^es individus en question, elle est cependant, outre sa généralité, extérieure à chacun d'eux. La preuve, c'est que toute déviation de l'usage provoque une réaction et qu'il ne dépend pas d'au- cun des individus de changer la langue. 3. Les fondions mentales dans les sociétés inférieures, 1910 (Travaux de l'Année sociologique}. 1A LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE sible d'y considérer à part les idées ou les images des objets, indépendamment des sentiments, des émotions, des passions qui évoquent ces idées ou ces images, ou qui sont évoqués par elles ». Les représentations collectives des primitifs ne sont pas, ajoute-t-il, de pures représentations ; il s'y associe constamment la notion d'une influence, d'une vertu, d'une puissance occulte, variable selon les objets et les circonstances, mais toujours réelle pour le primitif, et faisant partie intégrante de sa représentation ». « On voit, a fait remarquer M. Meilleten commen- tant cet ouvrage^, que la phrase exprime quelque chose de très différent de ce qui apparaît au gram- mairien rationaliste comme l'idée à exprimer, et l'on voit combien la valeur du mot est chose com- plexe. » Les représentations collectives du primitif sont régies par la loi de joarticipation^ à savoir par des liaisons entre les représentations, liaisons tout à fait distinctes de notre principe de causalité et qui ne sont pas soumises au principe de contradiction. Même chez l'Européen d'aujourd'hui, il subsiste encore plus qu'on ne croit de cette 'mentalité. On sait quelle importance jouent les notions de tabou et de totem dans les civilisations primitives. Les langues anciennes avaient beaucoup de termes sacrés qui ne devaient pas être prononcés, en dehors de rites solennels {infandum). Les historiens nous ont appris que Rome avait ainsi un nom 1. Bulletin de la Société de linguistique, 1910, pp. 243 et suiv. qu'est-ce que le langage ? 25 mystérieux que la religion défendait de dire ou d'écrire (on a conjecturé r/uiris, d'où serait dérivé quirites). Des mots et formules auxquels est attri- \ bue un pouvoir de conjuration ou d'exorcisme existent ! ou ont existé dans tous les idiomes populaires. Même dans les langues des peuples les plus civili- sés, il existe des mots socialement frappés d'ostra- cisme ou de déchéance jurons, blasphèmes, termes désignant des objets répugnants ou jugés peu con- venables], tandis que d'autres sont dotés d'un brevet de distinction ; ceux-ci sont tour à tour flattés ou proscrits par la mode ; ceux-là sont réservés pour les circonstances solennelles, tandis que d'au- tres sont propres au langage familier ; les mots rares, vieillis, sont recherchés par les esprits qui ont horreur de la banalité, par certains écrivains, par les poètes. On voit quelles influences les con- \ ceptions sociales d'une époque peuvent exercer sur ; le langage. A un point de vue plus concret, chaque langage, à toute période de son histoire, exprime les concep- tions intellectuelles correspondant à un état social donné, et constitue l'inventaire des connaissances — idées et objets — des hommes qui l'ont parlé. L'examen d'une langue ancienne permettra donc d'inférer, pour une époque donnée, le genre de vie, les occupations et les pensées dominantes des indi- vidus qui l'employaient. Même lorsque la connais- sance de cette langue est imparfaite, fragmentaire, voire conjecturale, la présence ou l'absence de tel ou tel mot dans des conditions déterminéps sufflr^; 3 26 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE souvent pour reconstituer tel aspect^ ou tel détail d'un état sociai. Il suffit, par exemple, de savoir que hlat signifie seigle dans les patois landais ^ pour affirmer que dans cette région le seigle fut pendant longtemps la seule céréale cultivée. Mais l'exemple le plus frappant nous est fourni par l'examen des racines indo-européennes 2. La gram- maire comparée qui, par le rapprochement critique des diverses branches de la famille aryenne (ou indo-européenne) a pu établir un système précis de concordances, et reconstituer en partie, tout au moins dans ses radicaux, l'idiome primitif commun, nous permet en outre, avec toute la prudence apportée par la science en pareille matière, d'en- yrevoir quelle pouvait être la vie de nos lointains ancêtres à l'époque, antérieure de plus de mille ans à l'ère chrétienne, où Germains, Latins, Grecs, Slaves, Hindous, etc., ne formaient qu'un même groupe social parlant une même langue. Le principe de la méthode est simple : chaque fois qu'une même racine se retrouve, indépendam- ment, avec un même sens ou des sens très voisins, dans la majorité des langues indo-européennes (qui ont vécu une vie à part dès la séparation des groupes respectifs) 3, il faut en conclure que ce mot existait dans l'idiome primitif avant la scission, et que, par 1. MiLLARDET, Petit Atlùs linguistique d'une région des Landes (1910). 2. Cf. A. Meillet, Introduction, pp. 343-71. 3. La présence d'un même radical dans deux ou trois familles n'est pas toujours probante, surtout s'il s'agit de deux groupes comme le celtique et le germanique qui ne se sont différenciés qu'assez tard. QU 'est-ce QIE LE LANGAGE ? suite, il désignait une idée uu un objet familier à la population d'alors. On arrive ainsi à plus d'une constatation curieuse. Les degrés de parenté dans la famille de l'homme sont exprimés par des termes identiques et très précis, tandis que pour la famille de la femme on se trouve en présence de mots vagues et divergents. Il faut donc en conclure que dans l'état social des Aryens antérieur à la scission des groupes, la famille était déjà solidement constituée et que la femme entrait dans la famille du m.ari. l'homme au con- traire n'ayant avec la famille de sa femme que des rapports assez imprécis. Les Aryens n'habitaient pas de villes, car le mot manque ; ils avaient au contraire des termes pour village, maison, chef de village, chef de maison. Ils devaient s'occuper plus d'élevage et de chasse que de culture, car les noms relatifs aux animaux, sauvages et domestiques, sont nombreux dans K fonds commun. Les Aryens avaient domestiqué les chiens, les bœufs, les chevaux, les chèvres, les moutons, les porcs ; ils chassaient les cerfs, les loups, les aigles et les oiseaux auxquels ils avaient donné un nom générique. Par contre ils ne devaient pas être pécheurs, car le nom du poisson diffère dans plusieurs groupes, et aucun nom d'espèce oe poisson n'est indo-européen. Plusieurs noms d'arbres sont aryens : le bouleau, le chêne, le hêtre, le saule. Il est remarquable que ce sont, comme pour les animaux, des espèces du Nord, tandis qu'aucune espèce spéciale au Midi n'est /représentée. Ce qui confirme encore l'hypothèse his- '^S LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE torique actuellement en faveur, d'après laquelle les Indo-Européens auraient eu leur berceau d'origine dans le nord de l'Europe d'où ils sont descendu.-) tour à tour vers le midi, et non dans la région de' l'Iran comme on l'avait cru autrefois. ' Les Indo-Européens cultivaient des céréales (sans doute l'orge) ; ils savaient labourer, forgei et fabri- quaient des objets. A l'égard de ceux-ci règne une grande incertitude ; car rien n'est plus changeant que le nom des objets fabriqués, influencés par leur lieu d'origine ou leur mode de fabrication. On sait par ailleurs qu'ils connaissaient la hache, bien que, pour la désigner, il n'y ait aucun ves- tige d'un mot commun dans les langues filiales. La roue existait aussi, quoique le mot varie : mais l'existence d'un seul type verbal pour l'essieu suffit à le prouver. Aucun nom de Dieu n'est indo-européen : les diverses mythologies hindoue, grecque, germanique, etc., se sont donc formées et développées indépen- damment à une époque postérieure. Toutefois il appert que les Aryens avaient déjà une certaine con- ception de la divinité : le nom de « Dieu » , qu'on retrouve dans toutes les langues dérivées, signifiait d'abord le «brillant», et a pour origine la divini- sation du ciel lumineux. Les noms de nombre sont également remar- quables. Le système indo-européen de numération est décimal. Il y a un terme spécial pour chaque nombre de un à dix; les nombres sont ensuite groupés par dizaines, dont chacune porte un nom spécial, ainsi que cent; il n'y a pas de mot origi- qu'est-ce que le langage ? 29 naire pour mille : sans doute les Aryens n'avaient-ils pas compté jusqu'à ce chiffre. Il est très caractéris- tique que les quatre premiers noms de nombre se déclinaient à l'origine : ce qui confirme l'assertion des sociologues modernes (Lévy-Bruhl), d'après laquelle la numération, chez les peuples primitifs, fut faite à l'aide d'objets concrets. Le groupement des nombres par cinq, puis par dix s'explique par les cinq doigts de la main et les dix doigts des deux mains pris comme unité de second rang. On voit que la linguistique, si intimement reliée par certains côtés à la science sociale, peut à son tour apporter plu? d'une contribution précieuse à la sociologie tout en s'instruisant à son école. * * * Le langage est un ensemble de sons articulés. Cet aspect qui est à certains égards le plus im- portant, puisqu'il conditionne les autres, n'a pas toujours été suffisamment pris en considération. Car, lorsqu'on parle, on ne réfléchit pas au moyen de l'expression, mais au but poursuivi ; on pense au sens ot non aux sons proférés. L'étude de la signification des mots et de leurs rapports grammaticaux a, de tout temps, bien plus attiré les chercheurs que le mécanisme de la prononciation. La phonétique, ou science des sons, date à peine d'un siècle, tandis que la grammaire descriptive avait été poussée très loin bien auparavant. Jusqu'à l'époque toute récente où la phonétique expérimentale a usé d'instruments pour l'analyse de la parole, nul ne savait avec préci- 3. 30 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE sion quels organes entraient en jeu et quels étaient ?les mouvements de ces organes pour émettre des sans aussi simples qu'un w ou un c? : et la preuve ic'est qu'on n'avait jamais pu apprendre, par exemple, Ja prononciation correcte de Vu aux Anglo-Saxons. Comme instrument de la pensée, la linguistique relève de la psychologie ; le langage se rattache à la sociologie en tant que fait social : groupement de sons articulés, il dépend de Tanatomie, de la phy- siologie et de la physique, bien que les linguistes n'aient guère songé à interroger ces sciences que depuis une vingtaine d années. L'étude rationnelle des sons du langage doit remonter en effet aux sources de la parole : connaître •d'abord la structure des organes appelés à concourir à l'émission des sons articulés, ensuite leur fonc- tionnement. Le poumon envoie le souffle; les cordes vocales du larynx, en vibrant, émettent un son qui est ensuite modifié par les diverses positions de la bouche : écartement des dents et des lèvres, articu- lation de la langue, abaissement ou relèvement du voile du palais, etc. A son tour le son doit être .analysé en lui-même, en dehors des circonstances .dans lesquelles il s'est produit : à ce titre les sons ^ et puisé à pleines mains dans les richesses de la langue parlée contemporaine. Pour rester vivante, la littérature ne doit pas perdre con- tact avec la langue populaire'. L'orthographe doit suivre l'évolution de la langue et plus spécialement de la prononciation dont elle n'est que la transcription. Là encore, les tendances conservatrices se sont toujours manifestées avec d'autant plus d'énergie que l'usage du livre et de récriture est plus répandu. Sans parler d'une forme graphique chère aux visuels, les générations actuelles font bon marché des inconvénients que le statu quo réserve aux générations futures, et qui vont en s'ag- gravant à mesure que la langue, en se transformant, s'éloigne d'une orthographe figée : elles n'envisa- gent que l'ennui immédiat résultant d'un change- ment d'habitudes visuelles. Plus on attend, plus la réforme devient urgente — et aussi plus elle est dif- ficile à faire accepter parce qu'elle modifiera plus profondément l'aspect des mots. Si l'orthographe purement phonétique d'une langue est une chimère, comme nous l'avons montré, en revanche les inconvénients d'une discordance trop grande entre la langue parlée et la langue écrite sont indiscutables, surtout s'il s'y ajoute, comme dans l'orthographe française actuelle, une foule d'ir- régularités injustifiées : perte de temps pour les 1. C'est pour cette raison que la poésie est plus populaire, par exemple, en Allemagne qu'en France, car chez nous, sous une forme ou une autre, le a style noble » tend toujours à se reconstituer sous la plume de nos poètes, amoureux des mots et des formes rares. LE RENOLVELLEMEM DU LANGAGE 61 enfants, qui, par l'abus des dictées, apprennent l'or- thographe bien plus que la langue ; obstacle à l'ex- pansion de la langue, dont les difficultés pour les étrangers sont, de ce fait, singulièrement augmen- tées. La question de la réforme orthographique, qui fut déjà soulevée dans l'antiquité, se pose à l'heure actuelle, avec plus ou moins d'acuité, dans la plu- part des nations. L'Allemagne a effectué une ré- forme, voici un quart de siècle, et, plus récomment, la Norvège et le Brésil. Le Parlement hollandais a été saisi de la question, qui a été agitée aussi en Angleterre et plus encore aux États-Unis : M. Roo- sevelt avait défendu un projet de réforme qui n'a pas abouti. En France, la simplification orthographique a soulevé de vives polémiques pendant ces dernières années!. Pour heurter le moins possible les habitudes, pour apporter chaque fois peu de changements et ne pas rompre la tradition, la réforme orthogra- phique doit s'opérer périodiquement, à intervalles plus ou moins éloignés, suivant la rapidité d'évolution que présente la langue — plus souvent, par exemple, pour le français que pour l'italien dont le déve- loppement phonétique est très lent. C'est le principe dont s'est inspirée l'Académie française, en apportant des changements orthographiques très importants* à chaque édition de son Dictionnaire, et, depuis 1878. en approuvant le principe du projet Gréard et J. Pour l'historique de la question en France, on pourra se reporter à mon volume La langue française cV aujourd'hui (2* partie, ch. II}. 6 62 LA PHILOSOPHIE OU LANGAGE en acceptant un certain nombre de modifications en 1906. C'est une question de degré et de mesure. * * Dans l'évolution du langage, qui fera l'objet du livre suivant, il faut envisager tour à tour l'histoire interne et l'histoire externe des langues. La première a paru jusqu'à ce jour la plus impor- tante. C'est ici que s'encadrent les phénomènes les plus nombreux et les plus précis, susceptibles d'une connaissance rigoureusement scientifique. Plusieurs classifications sont possibles. Celle qui est préco- nisée par M. Meillet et qui semble préférable, dis- tingue deux grandes catégories : les évolutions spontanées et les formations externes. Dans la pre- mière rentrent les changements phonétiques et sémantiques; dans la seconde, les emprunts aux langues étrangères et les créations savantes. On pourrait aussi étudier successivement et iso- lément les évolutions des sons et des sens — puis des mots, enfin des phrases (combinaisons syn- taxiques). Il est utile de distinguer, parmi les évolutions, les formations purement collectives et celles d'origine individuelle. Dans la classification proposée, on va du général au particulier — l'initiative individuelle étant nulle pour les transformations des sons, et atteignant son maximum avec la création des mots savants. La même progression conduit des phénomènes les plus inconscients à ceux qui offrent le maximum LE REXOLVELLEMENT DU LANGAGE 63 de conscience. Ceux-là se produisent simultanément chez les individus d'une génération donnée dans un même groupe social ; ceux-ci se propagent par voie de rayonnement et d'imitation : entre les deux types extrêmes, les intermédiaires sont en nombre infime. La continuité des évolutions n'est jamais parfaite, théoriquement surtout, puisque le langage est transmis à travers les générations successives. Cependant elle peut, en fait, être considérée comme à peu près complète pour la majorité des change- ments phonétiques^; la discontinuité s'accentue à mesure qu'on descend l'échelle des phénomènes. La régularité et la nécessité des évolutions du langapre vont également en s'atténuant de façon parallèle. La rigueur des changements phonétiques, qui se formulent en lois très précises, est particu- lièrement remarquable. Les transformations des flexions offrent encore une grande régularité, mais elles laissent toujours quelques résidus : aussi, au sens étroit du mot, n'y a-t-il pas de lois morpholo- giques. Les phénomènes lexicologiques spontanés, tout en obéissant aux mêmes causes analogiques, présentent déjà plus d'hétérogénéité; les emprunts ' étrangers sont encore plus difficiles à classer. Quant aux créations savantes, bien qu'elles dépendent de certaines conditions générales, elles ne sont sou- mises à aucun déterminisme. Dans quelle mesure les évolutions du langage s'imposent-elles à l'individu? La volonté, peut-elle 1. C'est-à-dire en mettant à part les évolutions spéciales telles que dissimilation, métnlhèBe, etc. (Ci-dessous pp. 70-72.} 64 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE réagir? Permet-elle — et jusqu'à quel point — de s'y soustraire? Il y a, dans l'histoire du langage, des phénomènes conscients, spécialement dans le domaine lexicologique : très rares autrefois, ils deviennent aujourd'hui un peu plus fréquents au fur et à mesure que la civilisation s'affine et qu'une plus grande quantité d'individus s'intéresse aux moyens d'expression, écrits ou oraux, de la pensée humaine. La volonté, en règle générale,' n'exerce pas et surtout n'exerçait jadis aucune action sur la langue, parce que la forme du langage est indifférente à l'immense majorité des hommes qui ne voient que le but, et qui, dans la parole, ne songent qu'à l'échange des pensées. Mais si l'attention est attirée «ur les signes, le jour où on s'occupe de la physio- nomie, orale ou écrite, des mots, la volonté peut évidemment altérer les phénomènes, avec plus ou moins d'efforts suivant qu'il s'agit de la prononcia- tion, des formes grammaticales ou du vocabulaire. Les difficultés qu'on éprouve à modifier ses habi- tudes de langage sont d'ailleurs telles qu'elles suffiraient à elles seules à arrêter, en général, de telles velléités. D'ailleurs l'individu n'a, le plus souvent, aucun intérêt à modifier son langage, si ce n'est pour se rapprocher de l'élocution en faveur dans une autre classe sociale, ou dans une région différente de la sienne. C'est ce désir de « mieux parler » qui est la cause de la plupart des changerfients conscients : encore s'il peut substituer l'un à l'autre, da: 3 les mots, des soiis familiers — si le Méridional peut LE KEXOLVELLEMENT DU LANGAGE 65 dire jone au lieu ÔlQ jône (jauue), parce qu'il possède par ailleurs Vô fermé, — il est plus ou moins impuis- sant à faire acquérir des articulations nouvelles. Si l'on songe aux efforts persévérants qui sont néces- saires pour arriver à prononcer — généralement très mal — une langue étrangère, on conçoit qu'il soit à peu près impossible, surtout pour des adultes, d'enrayer les évolutions phonétiques de leur propre langue. Toutes les exhortations des grammairiens au XIX® siècle n'ont pu faire rapprendre aux Pari- siens VI mouillé qu'ils avaient transformé en y (travailler _>- travayé) : il aurait fallu, pour arriver à ce résultat, que toute la population se soumît à des exercices de phonétique expérimentale — ce qui rentrait évidemment dans le domaine de l'utopie, même si le palais artificiel avait été inventé du temps de Littré. Tout concourt donc à rendre rares les actions et réactions de la volonté à l'égard des évolutions du langage. Encore celles qui ont lieu ne s'exercent- elles que pour l'assimilation de la langue d'un indi- vidu à celle du milieu ambiant, et jamais en sens contraire : car la moindre altération du langage risque de diminuer la compréhension. Les initia- tives individuelles sont plus nombreuses, il est vrai, sur le terrain lexicologique : mais ici encore les métaphores comme les néologismes doivent se modeler sur des phénomènes et des mots ana- logues, obéir aux tendances générales et actuelles de la langue, sous peine de ne pas être saisis à première audition par l'interlocuteur. De toute façon l'action de la volonté, lorsqu'elle 6. 66 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE se produit, ne saurait être alléguée pour mettre en doute le déterminisme linguistique — pas plus que le fait de détacher avec la main la boule de liège qui a été attirée par un conducteur électrique ne porte atteinte aux lois de l'attraction : « Les faits de déformation volontaire — a dit très justement M. Vendryès à propos des lois pho- nétiques* — ne compromettent pas plus le prin- cipe de l'évolution phonétique, que les mutilations voulues de certaines peuplades océaniennes ne compromettent le principe de l'évolution physiolo- gique. » 1. Mélanges Meillet. LIVRE II LES ÉVOLUTIONS DU LANGAGE CHAPITRE I Evolutions et formations spontanées. I. — Changements phonétiques. — Conditions qui président aux transformations de la prononciation; causes physiolo- giques et psychiques : régularité des évolutions. — Évolutions spéciales : caractères particuliers. — Réactions dues aux influences littéraires : évolutions ralenties. II. — Phénomènes analogiques. — L'analogie dans les formes grammaticales ; les quatrièmes proportionnelles ; caractères généraux. — Les procédés de formation et de renouvellement des mots : onomatopée, redoublement, métathèse déforma- trice, abréviation ; composition et dérivation, origine et substitution des suffixes, dérivation des composés ; influence de l'écriture. — Les changements de sens : termes évoca- teurs et usure des métaphores; causes sociales; influences homonymiquesT I. —CHANGEMENTS PHONÉTIQUES* Dans l'histoire du langage, les évolutions phoné- tiques doivent être envisagées en premier lieu, car 1. L'histoire des idées et les méthodes (3^ et 4« parties) nous donneront l'occasion de serrer de plus près la nature et les caractères des phénomènes phonétiques (et analogiques). Nous nf donnons dans ce chaoitre que les principes généraux. •68 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE tous les autres changements leur sont plus ou moins subordonnés. Quelles conditions président aux transformations de la prononciation? La science est arrivée à les fixer avec une grande précision, bien qu'on ne soit pas d'accord sur le principe originaire — causa \ remota — du phénomène : cause anatomi(^ue, voire \ j ethnique, suivant les uns, — sociale selon les M autres ^. Toujours est-il que la cause immédiate principale est hors de doute : elle est physiologique, elle résulte de l'adaptation croissante des sons aux dis- positions et aux habitudes organiques qui changent , hautement avec les générations; elle se manifeste i par les actions et réactions réciproques des sons voisins dans les mots, qui tendent à combiner tou- jours plus étroitement leurs points d'articulation. C'est ce principe qu'on avait entrevu jadis lorsqu'on parlait de la u loi du moindre effort ». Mais cette formule, empruntée à la mécanique, pouvait, comme je l'ai montré ailleurs 2, prêter à amphibologie : car elle était fausse si l'on faisait « effort » synonyme de u travail fourni ». Le groupe latin ca exigeait moins de travail musculaire que le groupe tcha (ou iche) qui en dériva dans la France du Nord et qui correspond à la prononciation du Moyen Age « tchan- ter » (lat. cantnre) : si l'évolution phonétique s'est produite dans ce sens, c'est que, néanmoins, les organes de nos ancêtres étaient mieux adaptés à la 1. Cf. ci-dessous, pp. 192-193. 2. La vie du langaqe, pp. 39-41. ÉVOLUTIONS ET FORMATIONS SPONTANÉES 6S prononciation nouvelle, ou, plus exactement, à son orientation. La psychologie a du reste une part importante clans ces évolutions. Quand pour un son ou une série de sons il y a changement dans les habitudes arti- culatoires. les individus des nouvelles générations deviennent incapables de prononcer comme ceux qui lés ont précédés : par exemple, dans le courant du XIX* siècle, les Français du Nord n'ont plus pu lirononcer 17 mouillé, qui, dans leur bouche, a évo- lué rapidement k y {y de yeux). Les commodités organiques présidaient sans doute à cette évolution, mais l'incapacité manifestée était d'^ordre psycholo- gique : à chaque changement phonétique, on ne sait \ plus combiner les mouvements nécessaires pour ' produire le son ancien. C'est aussi une cause psychique — exclusivement, cette fois — qui est à l'origine des erreurs de trans- mission : les sons imparfaitement entendus sont nécessairement mal reproduits. Le fait se produit surtout pour les sons très faibles, en voie de dispari- tion, qui, à un moment donné, ne sont plus perçus par l'enfant qui apprend à parler de la bouche de sa mère : c'est à ce moment que tombent les consonnes ou voyelles; mais leur chute n'est pas brutale comme semble l'indiquer la graphie, elle est préparée par un affaiblissement préalable et progressif qui peut durer longtemps. Le caractère le plus remarquable peut-être des évolutions phonétiques, c'est leur régularité, qui permet de formuler des lois d'une grande rigueur ^. 1. Pour les lois phonétiques, voir ci-dessous, pp. 281-295. 70 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE • En examinant tous les phénomènes adventices qui viennent se greffer sur elles, on a constaté que, dans un même groupe social, tous les individus d'une même époque éprouvent des changements identiques dans leur prononciation, et que ces chan- gements affectent un même son, placé dans des con- ditions déterminées, dans tous les mots — sans exception — où il se rencontre. C'est le principe de la constance des lois phonétiques. On s'explique que tous les enfants d'une même génération, placés dans les mêmes conditions, apprennent la langue de la même manière. Mais il faut bien qu'il y ait des causes générales, des prédispositions organiques communes à chaque génération pour expliquer la simultanéité des évolutions, le « moment physiolo- gique » — suivant l'expression d'Osthoff. 4e * Une petite minorité de phénomènes, qui relèvent également de la phonétique, méritent d'être trai- tés à part, parce qu'ils présentent des caractères spéciaux. Quelques mots, dans chaque langue, donnent lieu à des évolutions de sons plus rapides que dans les vocables similaires, et par suite anormales. Ce sont les termes d'appel, formules de politesse et autres locutions dont l'emploi est très fréquent et ma- chinal. Ainsi monsieur est devenu ynecieu, m'sieu dans la prononciation courante, comme jadis senio- rem avait passé à siorem en latin vulgaire, hiu tagu ÉVOLUTIONS ET FORMATIONS SPONTANÉES 71 à hiutu^ en ancien haut allemand, vuestra merced à usted en espagnol. Une catégorie plus nombreuse affecte cette fois les sons et non les mots. On peut grouper ici un cer- tain nombre d'évolutions particulières : La dissimilation, spéciale à certains couples de sons identiques, mais non contigus : lat. orphaninus, fr. orphe/in; fr. corridor, pop. co/idor; L'assimilation, phénomène inverse, généralement plus rare cercher devenu chercher)-^ La métathèse, ou transposition de sons [berbis devenu brebis, abeuvrer devenu abreuver) ; Les articulations anticipées, comme dans tésor (lat. thesaurum) devenu trésor. Ces divers phénomènes offrent des caractères communs. Contrairement aux autres changements phonétiques, ce sont des évolutions discontinues : on saute sans intermédiaires du point de départ au ) point d'arrivée. Tandis qu'on a passé insensiblement de cantare à c/ianter par une série d'étapes progres- sives, k-ky-ty-tchy-ich-ch-, il n'y a au contraire aucune transition entre corridor et colidor, berbis et brebis. D'autre part, il ne s'agit plus ici d'une accom- modation des sons aux habitudes organiques, mais d'un véritable lapsus linguœ. Enfin, troisième caractère qui résulte des deux précédents, ces phénomènes se présentent dans les langues sous forme d'accidents, plus ou moins isolés. Si l'on connaît les conditions générales qui président 1. « Aujourd'hui ». (D'où l'allemand actuel heute.) 2. Encore ne notons-nous que les principales. 72 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE à ces changements, en revanche, quand on serre les faits de près, il est impossible, pour une époque et un idiome déterminés, de fixer des lois précises comme pour les autres phénomènes phonétiques. On sait, par exemple, que deux n qui se suivent comme dans venenum ont une tendance à se dissi- muler ; mais cette tendance reste souvent à l'état virtuel et, même lorsque la dissimilation s'opère, le résultat varie suivant la langue (italien veleno, pro vençal veren), et même d'un mot à l'autre dans le même parler. * * Les influences littéraires peuvent exercer une certaine réaction sur les évolutions phonétiques. D'abord l'écriture, aux époques et dans les pays où on lit beaucoup. Ceci est surtout sensible de nos jours. Sous l'influence de l'orthographe, on est ainsi amené à introduire dans la prononciation des sons disparus depuis longtemps ou même qui n'avaient jamais existé : c'est ainsi que non seulement on ramène « bu » à « bute » (but), mais qu'on substi- tue souvent « gajeure » à « gajure » parce qu'on lit mal la graphie gageure, qu'on change aigu-ùer en aiguiser (comme gui), qu'on fait sonner le g de legs ; ce dernier terme, orthographié jadis lais^, fut massa- cré ensuite par des grammairiens mal informés sous le faux prétexte que le mot était apparenté à léguer. Ces tendances, en français, sont surtout fréquentes à l'égard des noms propres, et dans la prononciation 1. Substantif verbal de «laisser». ÉVOLUTIONS ET FORMATIONS SPONTANEES 73 des Méridionaux. De toute façon, l'écriture ne remet en circulation que des sons connus : elle ne saurait avoir pour résultat de créer des sons nouveaux ou des combinaisons isolées dans la langue. Parallèlement, dans les langues littéraires, s'exer- cent les influences qui tendent à corriger le langage^ à le mettre en harmonie avec celui de la métropole et des classes sociales supérieures : influence de la famille et surtout de l'école. L'action de l'instituteur, mise en lumière notamment par Mohn, fut consi- dérable dans l'empire ro'main : elle aboutit, par- exemple, à restaurer en Gaule et en Espagne la pro- nonciation de la dipthongue au {âou) que la langue populaire avait contracté en o; elle n'eut presque pas d'effet, au contraire, suivant l'hypothèse de Mohl, en Italie, où les écoliers, Latins fils de Latins, étaient moins sensibles aux objurgations du maître que les jeunes Celtes ou les jeunes Ibères, conscients de leur mauvaise prononciation. De nos jours encore, les professeurs ne font-ils pas en France la même remarque? Tandis que les élèves de province ont à cœur de se corriger des défauts de langage qui leur sont signalés, ceux de Paris, au contraire, se piquent de savoir aussi bien le français que leurs maîtres» Il en est de même à l'étranger. Les influences littéraires produisent parfois des évolutions inverties. La prononciation populaire du latin avait changé a^ en * : on disait aurifes au lieu de aurifex. Le magister enseigna à prononcer l'x : mais l'élève, qui ne faisait plus aucune différence de 1. Introduction à la chroyiologie du latin vulgaire. 74 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE .^lïsAe entre aurifes et miles, substitua, par analogie,. X à s dans des mots où le son n'avait jamais existé : .'la prononciation milex, entre autres, est attestée par VAppendix Probi. De même lorsqu'on a voulu ^rapprendre 1'/ mouillé aux Parisiens (qui, ne pouvant plus le prononcer, ont dit /y), ceux-ci, dans le peuple, ont parfois substitué à des y de bon aloi le son qu'on leur avait enseigné : et ils ne se contentent pas, quand ils veulent « bien parler », de dire alyeurs, mais citoilyen (forme qu'on entend encore parfois dans les réunions électorales, bien qu'elle ait été ridi- culisée). L'écriture. — qui opère surtout aujourd'hui par le livre et le journal — exerce comme l'école et la iamille une influence archaïsante et conservatrice, qui ralentit dans une certaine mesure les évolutions phonétiques des langues littéraires modernes. On peut en juger par l'exemple suivant. Il existe un poisson dans la langue des pêcheurs, qui porte le nom dejuène : ce mot, comme M. Antoine Thomas l'a montré, est le même que le terme plus ancien (et encore usité dans certaines régions) chevène. Chevène est placé dans les mêmes conditions phonétiques que cheval et cheveu : si ces derniers mots n'ont pas abouti, même dans la langue populaire, à * jual, * jueu, comme chevène à jiiène, c'est qu'ils ont été protégés par l'écriture, par l'école, qui apprend à chaque génération à épeler ces mots et à les prononcer d'après la graphie. Au contraire le terme de la langue des pêcheurs a été uniquement transmis par la tra- dition, et aucun frein n'est venu enrayer le libre jeu de son évolution phonique. ÉVOLLTIONS ET FORMATIONS SPONTANÉES 75 II. — PHÉNOMÈNES ANALOGIQUES Les évolutions qui relèvent du domaine de la sémantique se présentent toutes sous la forme de phénomènes analogiques. Une première catégorie comprend les formes grammaticales, et spécialement les flexions des noms et des verbes. Les linguistes estiment que l'in- conscience absolue préside à ces transformations et, malgré l'opinion différente de quelques philosophes^, il semble bien qu'on ne doive conserver aucun doute à ce sujet. Il suffit de constater à quel âge surgissent des formations analogiques identiques à celles qui triomphent ou ont triomphé dans la langue des adultes. La fillette de cinq ans qui dit le peinteur pour le peintre, ne songe certes pas qu'elle poursuit l'élimination des « cas sujets » (formes isolées) qu'effectue lentement le français depuis le moyen âge ; le garçonnet du même âge qui a forgé je suirat (je serai) ignore également qu'il obéit à la tendance, si puissante dans notre langue, de l'attraction du futur par le présent, et qu'il opère comme ses ancêtres qui ont substitué viendrai, tiendrai k-* ven- drai, * tendrai, d'après viens, tiens. Les évolutions des flexions grammaticales s'opèrent généralement sous forme de quatrième propor- tionnelle, en prenant un triple point d'appui : 1° dans une autre flexion du même mot; 2° dans deux flexions parallèles d'un mot de même fonction. Ainsi, pour 1. Cf. A. Dalzat, La langue française d'aujoifrd'hui, pp. 239- 240. 76 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE le genre des adjectifs, on avait en ancien français deux sériciS : bel fort hèle fort Le second termo do la deuxième série est devenu forte, par analogie avec la première. Ensuite se sont trouvés en présence : fort vert forte ver de Une même analogie, agissant celte fois sur le radical et non plus sur la désinence, a changé verde en verte. Des évolutions de ce genre s'opèrent à chaque ins- tant dans les verbes. Voici quelques exemples pour le français (la forme entre parenthèses est la flexion primitive que l'analogie a fait disparaître) : ^ chante (manjue) mange ^ chantons mangeons ^ tenons [prendons] prenons^ ^"^ tendrai, "^tendrons prendrai, prendrons ^ rends tiens ^ rendrai [tendrai) tiendrai Le résultat — qui tend à rétablir l'unité, le paral- lélisme dans tel ou tel sens — variera, avec les lieux 1. C'est la seule hypothèse qui puisse expliquer d'une ma- nière satisfaisante la réduction de prendons à prenons, qui existe dès l'origine du français, provençal, etc. ■ÉVOLUTIONS ET FORMATIONS SPONTANÉES 77 et les époques, suivant les points d'appui, les axes de symétrie, si l'on peut dire, pris par la langue. Le français moderne refait les féminins sur les mascu- lins, les futurs sur les indicatifs ou les infinitifs*, tandis que le provençal, par exemple, procède à l'opération inverse 2. C'est le point de vue tantôt personnel, tantôt temporel qui l'emporte, selon qu'on assimile entre elles les mêmes personnes de temps différents, ou que l'analogie s'opère entre les différentes personnes d'un même temps^. D'une façon générale, les flexions se simplifient et l'on tend « à donner à une fonction unique une marque unique, à caractériser partout d'une même manière le singulier ou le pluriel : la 1", la 2% la 3" personne, etc.*». On a pu relever des rapports entre le degré de la civilisation et l'existence de certaines flexions. Ainsi le duel, déclare M. Meillet, disparaît avec un état de civilisation un peu avancé : il a cessé d'être usité, dans l'antiquité, en Asie Mineure plus tôt que dans la Grèce continentale; il n'existe plus aujourd'hui que chez quelques populations arriérées, lithua- niennes, Slovènes. La simplification des flexions 1. Par exemple asseoirai d'après asseoii\- lang. pop. trou- verai (de trouver = trouvé, etc.). 2. Ainsi les anciens infinitifs caber, saber {capere, sapera) ont été remplacés par caupre, saupre, d'après les futurs cauprai, sauprai (influencés eux-mêmes pour les parfaits). 3. Le français, qui a unifié toutes les l^es pers. pi. en ons et les 2es en ez, suit généralement le premier système, et le pro- vençal le second. 4. A. Meillet, Introduction à l'étude comparative des langues indo-européennes, 2« éd. p. 283. 7. 78 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE atteint son maximum dans la langue des peuples les plus évolués, comme le français et l'anglais. La réduction progressive des cas. et, à un degré moindre, des désinences verbales, s'explique aussi par l'action des populations préexistantes sur le sol européen, qui ont appris les langues aryennes, grec, latin, etc. On peut comparer aujourd'hui ce que deviennent les formes grammaticales du français, et l'anglais, de l'espagnol, dans la bouche des Arabes et surtout des nègres. — Au contraire, là où les cir- constances étaient favorables et où les populations primitives aryennes semblent s'être conservées plus pures, les cas ont subsisté, comme en lithuanien, on polonais, en russe, en arménien oriental. Les transformations morphologiques s'opèrent avec une grande régularité pour une même langue et une même époque : il y a pour ces évolutions un véritable <« moment psychologique » qui peut être mis en parallèle avec le « moment physiologique ». Toutefois ces évolutions ne sont pas simultanées comme celles de la phonétique : elles atteignent peu à peu, par contagion, les diverses séries des mots, et elles laissent presque toujours derrière elles des résidus qui échappent à leur action. Les trans- formations des flexions ne sont donc pas soumises aux principes de la constance. Les influences littéraires contribuent à ralentir les évolutions et la morphologie comme celles de la pho- nétique. Elles enrayent des formations comme neufe (fém.), boivons, qui restent cantonnées dans le lan- gage enfantin ou le parler populaire. EVOLUTIONS ET FORMATIONS SPONTANÉES 7V Les procédés de formation spontanée des mot? sont assez nombreux, mais d'importance fort iné- gale. L'onomatopée a été considérée souvent comme le mode de formation primitif du langage. La science positive ne nous donne aucun renseignement à ce sujet, et l'histoire des langues ne permet ni de confirmer ni d'infirmer cette hypothèse. S'il est vrai que l'onomatopée joue un rôle considérable dans le langage des sauvages primitifs comme dans celui des enfants, en revanche les états les plus anciens des langues indo-européennes, à trois mille ans de distance, ne nous présentent pas plus d'ono- matopées — plutôt même moins — que les parlers contemporains. Et ici encore le rôle de l'onoma- topée est très restreint, et on ne doit recourir à cette explication (dont on a parfois abusé, parce qu'elle est commode) qu'à défaut d'autre et lorsqu'elle s'im- pose absolument. La plupart des onomatopées vien- nent d'ailleurs du langage enfantin {cri-cri, etc.). Il serait encore plus vain de rechercher dans les langues actuelles des rapports d'harmonie initia- tive». em 1. Ainsi M. Camille Monier (Le langage, 1903) prétend qu'on ..iiploie de préférence des sons gutturaux (palataux) ou kibiaux suivant qu on veut désigner des choses agréables ou désagréables. Mais les exemples qu'il donne sont particu- lièrement malheureux : lisse, rfowj: (l^e catégorie) avaient jadis un k (racines lisk-, dulc-^ ; amer (2^ cat.;", lat. amarus, avait un r prépalatal et non guttural, etc. 80 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Le redoublement a jaué, dans les langues an- ciennes, un rôle important, spécialement dans les formations morphologiques (cf. grec yt-yvoSaxco, ail. <)e-gangen). Victor Henry s'était demandé jadis si le redoublement n'avait pas son origine dans un bégaie- ment occasionnel provoqué par une émotion : ce n'est pas invraisemblable. A l'heure actuelle, le redouble- ment est surtout limité au langage enfantin — où il s'allie souvent à l'onomatopée (cri-cri) — et au lan- gage caressant* qui en dérive. Ainsi sont formés tous les surnoms, si fréquents aujourd'hui dans la langue populaire, et qui, appliqués à des enfants, sont arrivés à désigner des adultes, voire des malfai- teurs : Nénesse (Ernest), Hébert (Albert), etc. Le mot est décapité de son initiale toutes les fois que celle- ci ne se prête pas à redoublement, c'est-à-dire com- mence par une voyelle. C'est à des lapsus, assez voisins du phénomène pré- cédent, que se rattache la métathèse (en tant que procédé de formation des mots), qui a pris, on le verra plus loin, une grande extension dans certains langages argotiques. Ainsi la germania (ancien argot des malfaiteurs espagnols) changeait pecho (poi- trine) en chepo, vistar en Hsvar, etc. C'est encore un procédé de formation de portée très restreinte, et dont on ne trouve pas de trace avant la fin du xvi^ siècle. L'abréviation, si répandue dans la langue popu- laire contemporaine, surtout en français, est de date 1. Au lieu du redoublement, l'italien, l'espagnol, pour le langage caressant, ont recours aux diminutifs (dont se sert aussi le français). ÉVOLUTIONS ET FORMATIONS SPONTANÉES 81 encore plus récente. Elle semble devoir son origine à une ellipse, car elle ne portait, au début, que sur des mots composés, tel piano-forte réduit à piano, par un procédé analogue a celui qui a ramené « dépêche télégraphique » à « dépèche » ^ Il est très remarquable que. dans la langue populaire et famiUère, certaines voyelles attirent la coupure, notamment l'o, si fréquent dans les composés gréco- latins, et dans lequel l'oreille a retrouvé l'homo- phone de finales très répandues dans la langue, celles des suffixes -aud, -eau et -ot : auto [mobile) métro- ipoUtain), vélo (cipède). Ce qui montre bien le rôle de l'analogie dans l'abréviatipn, c'est l'influence exer- cée par certains mots qui contribuent à altérer la forme abrégée théorique : colonel devient colon et non colo; caporal devient cabo (cabot) et non capo. L'abréviation s'opère rarement par la terminaison du mot : ce phénomène ne se rencontre guère que dans certains argots, militaires etc. {capitaine ^n pitaine...)'^. Les procédés principaux qui concourent à la for- mation spontanée des mots sont la composition et la dérivation. Sous ces deux étiquettes rentrent en réalité trois ordres de phénomènes bien différents. D'abord la composition par juxtaposition, la grande richesse des langues germaniques : en anglais, en allemand surtout, on peut former à peu près à volonté des noms composés. Les langues romanes sont au 1. Pour l'ellipse, voir ci-dessous p. 92. 2. Cf. Cohen, Vargot de Polytechnique (Mémoires de la Société de linguistique, 1908). \ 82 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE contraire beaucoup moins souples à cet égard, sur- tout à l'époque actuelle, et nous sommes choqués en français par des combinaisons comme « le soc brise- guérets », « le Dieu darde-tonnerre » ou « le pâtre pro- montoire», «l'immensité fantôme», qu'elles soient sous la plume de Du Bartas ou de Victor Hugo. Les composés par juxtaposition sont formés en général d'un substantif et de son adjectif épithète, d'un nom (ou d'un verbe) et de son complément. La disposition de leurs éléments est naturellement con- forme aux lois syntaxiques de l'âge qui vit leur for- mation. Chauve-sou7'is remonte à une époque où cet adjectif précédait le nom, tandis que les patois qui ont créé plus tard le mot ont dit « souris chauve ». Mardi (it. martedi)^=^ martis-dies (et les jours analo- gues de la semaine) furent formés en latin vulgaire quand le complément déterminatifs'exprimaità l'aide du génitif précédantgénéralement le nom; le provençal dimartz=^ dies-martis est d'une période postérieure. Au moyen âge, la même construction se traduit par la simple juxtaposition des deux noms (le second étant au cas-régime) : V Hôtel-Dieu date de ce mo- ment. Aujourd'hui que la préposition de i-emplit le même rôle, nous avoirs des composés de la forme « belle-de-nuit », « sabot de la Vierge », «porteur d'eau », etc. Dans les composés germaniques, le complément précède le mot qu'il détermine : de wasser = eau. et trœger^= porteur, on forme ?msser/r^^er-= porteur d'eau. De même pour l'adjectif épithète. Dans le style administratif allemand, et surtout suisse-alle- mand, et en flamand plus encore, on arrive à des com- ÉVOLUTIONS ET FORMATIONS SPONTANÉES 83 binaisons comme Kantonal-poUzei-direktio7i= Du ec- tion de la police cantonale. Toute différente de la précédente, la composition par préfixe se rapproche au contraire de la dériva- tion. La particule qui s'ajoute pour modifier le sens du mot, s'agrège seulement au début — et non à la fin. Si les préfixes ont eu tous à l'origine une exis- tence indépendante, beaucoup — comme les suffixes — ne vivent plus en dehors des mots qu'ils forment : ainsi con- (corn-) en français (lat. cum), ge en alle- mand, etc. Le préfixe peut s'adjoindre simultané- ment au suffixe : c'est la composition parasynthé- tique, du modèle de em-barqu-er . La dérivation est un procédé de formation plus intime et plus délicat : le suffixe ne s'accole pas bru- talement au mot, il se substitue à sa terminaison, pénètre plus profondément le terme qu'il modifie, et se soude à sa racine. Les suffixes ont pu avoir à l'origine une vitalité propre ; mais dès qu'elles ser- vent à la dérivation, ces particules perdent leur indépendance et cessent de jouer tout autre rôle. La dérivation est la grande richesse des langues romanes. 11 suffit de rappeler tout le parti qu'en ont tiré, dans un style propice à la fantaisie, Rabelais et l'auteur de Chantecler. Un même suffixe comme un même préfixe est d'ailleurs appelé à exprimer des idées assez variées, suivant les influences analogiques, suivant les hasards de la vie sociale, grâce auxquels telle forme acca- pare tel sens plutôt que tel autre par droit du pre- mier occupant. Une épicière est une marchande (d'épices, à l'origine), tandis qu'une souricière n'est 84 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE pas une vendeuse de souris : si l'on avait fait com- merce de souris avant de vendre des pièges pour les capturer, il est à présumer que le sens du mot serait tout autre. Le suffixe -ter, -iére sert à dési- gner les noms d'ouvriers (de métiers) formés par un substantif, surtout au féminin : giletière, culoilière, plumassière, etc.; on ne dit cependant pas bonbon- nière, parce que ce terme avait été déjà pris par la langue avec un autre sens : on recourut donc à un suffixe voisin -euse (qui forme des noms analogues avec les verbes : briinisseuse, blanchisseuse...) et on fit bonbonneiiseK Dans aucune langue un suffixe n'a et ne peut avoir un champ d'action rigoureusement déterminé. Certains suffixes furent à l'origine des mots indé- pendants, comme les suffixes français -awrf et -ard qui remontent respectivement au germanique wald (bois) et hai^d (dur), — mots qui se trouvent fré- quemment à la finale des noms propres, d'où ils ont passé aux noms communs. Mais les langues renouvellent surtout leurs suffixes par le procédé du renforcement, réparant ainsi l'af- faiblissement, la contraction progressive provoquée parle jeu des lois' phonétiques. Le français a ainsi transformé le suffixe -ie en -ei'ie, et d'après bouche- r-ie, boulanger-ie, où la syllabe er faisait partie du radical du mot {boucher, boulanger), on a créé geyi- darm-erie (gendarme), tandis que plus récemment la langue populaire reforme à son iouTinairerie, phar^ mac-erie. 1. Ouvrière qui fabrique les bonbons (terme technique). ÉVOLUTIONS ET FORMATIONS SPONTANÉES 85 L'argot a donné à ce procédé une extension consi- dérable. Il a renforcé les suffixes in en p?^i (d'après la' série damp-in, calep-in, galop-in)\ ot {aud) en' got (gaud) (d'après ^/^-o^, salig-aud, rag-ot, nig-aud, etc.), ochc en boche, uche en muche, etc. Deux mots, voire un seul, suffisent parfois pour déclancher un suffixe, qui provigne aussitôt avec une grande rapidité. Non seulement un suffixe peut s'adjoindre à la racine d'un mot simple, mais il est susceptible aussi de se substituer à un autre suffixe ou à une finale tout entière, le terme étant amputé, à l'occasion, d'une portion même de son radical. L'argot opère ces substitutions avec une telle brutalité qu'on les a appelées parfois, chez lui, déformation de la finale : en réalité, le passage d'Auvergnat à Auverpin, d'Al- lemand à Allebochej de fantassin à fantaboche, d' Italien à Italgo, etc., est analogue, sur une plus grande échelle, au phénomène qui a fait osciller le latin vulgaire, pour désigner « parrain », entre patr-anus, patr-inus, et patr-enus i, — qui a rem- placé, en français, chambellenc par chambellan, sau- muire par saumure, sanglout par sanglot, siroter pour siroper, etc. La dérivation, comme la composition, permet d'établir la chronologie des formes, mais à l'aide, cette fois, de réactifs phonétiques : l'altération du c suffit à prouver que pourceau, porcher — en face de porc — ont été créés en latin et remontent directement à porcellus, porcarius; levreau a été tiré de lièvre 1. Le premier est l'ancêtre du français parrain, le second du provençal pairi{n), le troisième de l'auvergnat pouire. S S6 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE avant la diphtongaison de e tonique en ie (c'est-à-dire remonte à un type du latin vulgaire leporellus), tandis que fiévreux est postérieur à ce même phénomène, l'adjectif ayant été formé d'après fièvre et non d'après le latin febris. La dérivation des noms composés se heurte à certains obstacles et ne va pas sans quelque gêne tant que la valeur des éléments composants est perçue. Les langues germaniques n'y ont guère recours. Le français lui-même affectionne peu ce procédé de dérivation, et M. Antoine Thomas a pu dresser le bilan de la langue classique et ancienne en quelques colonnes^. Toutefois, les nécessités de la vie moderne multiplient ces formations. Générale- ment le composé forme dérivation, comme un mot simple, par la finale de son dernier terme : fainéan- tise (on ie sens de la composition est perdu), verl- de-grisé (où il est conservé), et des néologismes comme demi-mondaine, grève-généraliste, etc. Mais parfois le suffixe affecte le premier élément. Le second peut subsister, si c'est un adjectif (conseiller général, de « conseil général » ) ; il disparaît, au contraire, si c'est le complément d'un nom : de « chemin de fer » on a formé récemment cheminot^ aidé sans doute par l'ellipse « chemin », courante notamment en langage de Bourse. Il a fallu à la langue plus d'un demi-siècle pour trouver ce dérivé. Le provençal et l'italien traitent les composés avec plus de désinvolture, et en tirent des dérivés, comme des mots simples, dès qu'ils sont acclimatés 1. Essais de philologie française, p. 57-63. ÉVOLUTIONS ET FORMATIONS SPONTANEES 87 dans la langue. Ferrovia (chemin de fer, de ferro =z fer et via = chemin) a donné depuis longtemps^ de l'autre côté des Alpes, le substantif ferroviero (employé de chemin de fer, cheminot) et l'adjectif fefToviario, que, par la force des choses, la langue technique française lui a déjà emprunté fies ques- tions ferroviaires). Posta et telegrafo, étroitement combinés, ont formé le dérivé postelegrafico, peu esthétique sans doute, mais si commode, comme adjectif ou substantif, pour désigner les questions relatives à cet ordre d'idées ou les employés de ce service. Depuis l'adjonction du téléphone, on a lancé le mot postelegrafonico. L'influence de l'écriture s'exerce de façon assez curieuse sur la formation des mots. L'usage de dési- gner certains mots composés par les initiales de leurs lettres — usage d'abord écrit, et bientôt oral — a créé, depuis peu, dans toutes les langues, de nouveaux termes, d'origine purement graphique, et qui attestent leur vitalité en donnant naissance eux- mêmes à des dérivés. Ainsi s'est formé, il y a quel- ques années, en russe, allemand, français, etc., le nom des Cadets (K. D. = Konstitutional-Démo- krat); en allemand, les Hakatisten (H. K. T.)^, Hapag (Amerikanische - Packelfahrt - aktien - Gesell- schaft), etc. ; en français le T. C. F. (Touring-Club français), la C. G. T. (Confédération générale du Travail), la R. P. (Réprésentation proportion- nelle) , donnent les dérivés técéfiste, cégHiste^ 1. D'après les initiales de trois noms propres : on désigne ainsi les partisans de la germanisation de la Pologne prus- sienne d'aorès les promoteurs du mouvement. 88 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE erpéiste, déjà fréquents dans les journaux; en hol- landais, on dit et on écrit S.-D.-A.-P.-er (membre du « Parti socialiste des ouvriers démocrates »), N.-O.-G.-er (membre de la « corporation des insti- tuteurs )))K C'est là le dernier aspect des formations spontanées. * ♦ Les changements de sens ont des causes mul- tiples : psychologiques, sociales et formelles. Ce sont surtout les premières qu'Arsène Darmes- teter a analysées dans sa Vie des mots : encore estime-t-on généralement aujourd'hui 2 qu'il a usé d'une méthode un peu simpliste en voulant catalo- guer et emprisonner des phénomènes extrêmement complexes dans les cadres rigides d'une classifica- tion logique, en considérant les changements de sens comme les effets des métaphores et des figures de grammaire, en envisageant presque exclusive- ment ces phénomènes au point de vue des variations de l'extension et de la compréhension des mots. M. Bréal, au contraire, a dégagé les réalités psycho- logiques et sociales qui avaient été négligées avant lui ; M. Wundt, se plaçant uniquement sur le ter- rain psychique, a précisé le sens et la valeur des métaphores, et a mis en lumière le jeu compliqué d'associations et d'aperceptions qui produit les changements de sens. 1. Cf. Tijdschrift de drie Talen (Groningen), janv. 1911, p. 15. 2. Voir l'article de M. Meillet, Comment les mots changen de sens, dans VAn7iée Sociologique (1904-1905). ÉVOLUTIONS ET FORMATIONS SPONTANÉES 89 Pour être un peu étroites et incomplètes, les analyses de Darmesteter ne sont cependant pas inexactes, à condition de les ramener à leur juste valeur. Les changements des sens s'opèrent bien, comme il l'a montré, tantôt par enchaînement, tantôt par rayonnement, mais ce sont là des résul- tats et non des causes. Il n'en est pas de même en ce qui concerne l'usure des images, encore qu'il convienne de faire certaines restrictions. Le relief des mots va peu à peu en s'efFaçant, comme celui des pièces de mon- naie qui passent de main en main. La langue recherche inconsciemment des termes plus é^'oca- teurs, qui se substituent aux anciens vocables affai- blis, et elle a recours, à cet effet, à la métaphore, aux restrictions et aux extensions de sens. Le latin vulgaire, par exemple, remplaça caput par testa qui signifiait « pot »; aujourd'hui la valeur imagée de « tête » ayant depuis longtemps disparu, le peuple recourt à des comparaisons analogues en appelant la tète « boule », « poire », « fiole » ou « citron ». Ainsi s'explique l'aversion instinctive du peuple pour les mots savants qui n'ont, pour lui, aucune valeur évocatrice, et qu'il cherche à rem- placer par des créations métaphoriques, substituant ballon à aérostat, dépêche à télégramme. Les langues modernes surtout éprouvent un besoin perpétuel de renforcer le sens des mots. Le journalisme, par exemple, cherche sans cesse des termes plus vigoureux pour frapper le lecteur. Il y a vingt ans, la collision de trains la plus tragique était un accident de chemin de fer : aujourd'hui le 90 LA PHILOSOPHIF DU LANGAGE premier tamponnemeiK venu est une catastrophe; les orages se sont changés en cyclones ; les malfai- teurs sont devenus des apaches. Les mots vaincus et refoulés par des concurrents plus heureux, s'embusquent souvent, avant de dis- paraître, dans des locutions où ils se cristallisent : les « vaux », n'existent plus que dans l'expression « par monts et par vaux » ; nous ne disons plus « rouelle » au sens de rondelle (petite roue), mais nous avons conservé la rouelle de veau ; l'argot qui dit « battre l'antif » au sens de « mendier », ne se doute plus de ce que signifie antif (antique), vieux mot français disparu depuis longtemps de la langue générale, et qu'il s'appropria au sens d'église (monu- ment antique), puis de « parvis d'église » : « battre la semelle sur le parvis » se spécialisa vite, dans le langage des gueux, au sens de demander l'aumône. D'autres termes en s'usant perdent leur sens pri- mitif au point de devenir des outils grammaticaux, pronoms, adverbes, voire préfixes et suffixes : le français on. comme l'allemand inan plus près de son origine, n'est autre que le mot homme (cas-sujet). En remontant à l'origine des mots et des sens, on retrouve ainsi de nombreuses métaphores aujour- d'hui effacées. Toutefois il ne faudrait pas trop céder au désir de voir dans le langage, suivant le mot d'Emerson, de la poésie fossile. Le pittoresque n'existe souvent que pour l'interprétateur moderne, et la métaphore elle-même s'évanouit plus d'une fois à l'analyse : on se trouve simplement en pré- sence de termes ou de sens correspondant à des usages sociaux très précis à une époque et dans des ÉVOLUTIONS ET FORMATIONS SPONTANÉES 91 milieux donnés. Le salaire était à l'origine l'indem- nité donnée au soldat pour son sel; les rivaux^ furent d'abord les riverains, fort enclins, on le sait, aux discussions litigieuses; payer, en latin - pacare - c'était apaiser son créancier. Et arriver n'est nullement métaphorique dans le langage des marins. La métaphore peut se produire lorsque le S^me passe de la langue spéciale à la langue gene- rallsmais il est souvent difficile de préciser le moment : un faucon niais désigna d'abord l'oiseau au sortir du nid, puis l'oiseau maladroit - quabte commune à tous les jeunes - et enfin s'apphqua à l'homme. Les changements de sens catalogués par les gram- mairiens sous les noms de métonymie et de synec- doque, sont ceux qui aboutissent à des extensions ou des restrictions de l'acception primitive, d'après des rapports de contiguïté, de cau^lité, etc., existant entre deux idées. C'est la partie pVise pour le tout, le contenant pour le contenu, l'effet pbur la cause — ou inversement : le drapeau, portion de drap qui constituait une partie de l'étendard, est devenu l'étendard lui-même; «boire un verre », c'est boire le contenu d'un verre ; refroidir daq^ l'argot des malfaiteurs, a pris le sens de tuer,d apre§- le résultat du meurtre qui cause le refroidisse- ment du corps. Dans tous les cas c'est l'asso- ciation étroite entre deux idées qui provoque de tels changements : Bureau a passé successivement par les sens « étoffe de bure » (qui recouvre une table), table (recouverte par l'étoffe), pièce (ou se trouve la table), personnel (qui se tient dans la 92 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE pièce), divisi6»Ti administrative d'un ministère. L'argot italien, puis français a fait passer escapoucher {sca- pucciare) au sens de décapiter (puis tuer) — primi- tivement « enlever le capuchon », puis par extension, la tête (que le capuchon recouvre). L'espagnol appelle espada (proprement « épée »), le matador qui donne le coup final au taureau, avec l'épée. — Beaucoup de ces changements de sens s'associent à l'ellipse. A côté de la métaphore et de la métonymie qui créent, l'ellipse débarrasse la langue des périphrases en raccourcissant les expressions composées : l'asso- ciation entre deux termes intimement joints devient si étroite, que l'un des deux suffit à évoquer l'idée, qu'il absorbe à son profit, en éliminant son voisin. Le complément peut aussi bien disparaître que le mot déterminé, sans qu'il soit. facile d'établir une loi à cet égard : ici c'est papier journal qui se réduit à journal, u automobile de douze chevaux » à « une douze-chevaux » ; là c'est dépêche télégraphique qui se raccourcit en dépêche, bâtiment de mer en bâti- ment. Le langage des sports — organe d'hommes- pressés — multiplie les ellipses ^ : nouvelle preuve des relations qui existent entre la langue et le milieu social. Les influences sociales qui agissent sur les chan- gements de sens, sont multiples et complexes. La disparition ou la création d'objets ont nécessaire- ment une répercussion directe sur. les mots. Les produits commerciaux sont très souvent désignés 1. Cf. A. Dauzat, La vie du langage, 4« partie, ch. IV. ÉVOLUTIONS ET FORMATIONS SPONTANÉES 93 \ par leur pays d'origine'ou leur centre de fabrication : la pêche était le fruit de Perse (persica), la baïon- nette est originaire de Bayonne, le calicot de Calicut ; le Champagne, le cachemire sont encore plus trans- parents. Souvent aussi, l'objet porte le nom de son créateur : la guillotine, du docteur Guillotin, comme le populaire eustache, du coutelier Eustache Dubois. Parfois c'est une circonstance toute spé- ciale qui attache le nom d'un homme à un objet, et qu'il serait impossible de retrouver si les contem- porains n'en laissaient le témoignage : la faveur éphémère dont jouit le contrôleur général Etienne de Silhouette fit donner son nom aux portraits d'ombres, alors fort à la mode, de même qu'une ordonnance d'un préfet de la Seine sur l'enlèvement des ordures ménagères a suffi, de nos jours, à faire baptiser les poubelles. Les circonstances de formation sont parfois telle- ment particulières que la création, dans une langue d'une vaste extension, peut être limitée à une ville, à un quartier, à une famille. A Lyon, on appelle certains tramways des buffalos parce que — fait oublié aujourd'hui — les premières voitures de. ce genre conduisaient à une exhibition de Bufîalo-Bill. A Paris, il y a quelques années, les tramways à plots firent parler d'eux à la suite des nombreux acci- dents : dans le vingtième arrondissement, beaucoup de voyageurs dénommèrent alors ploteurs les tram- w^ays de TOpéra qui les desservaient, et cette appellation s'est conservée dans le quartier depuis que les plots ont été remplacés par le trolley. Pour ne pas quitter les tramw^ays, les Compagnies 94 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE mirent en circulation, voici quelque dix ans, des « baladeuses », désignant ainsi des voitures atte- lées aux automotrices et remorquées par elles : comme ces voitures étaient à claire-voie, le public, depuis lors, appelle « baladeuses » toutes les voi-' tures à claire-voie, automotrices ou non, tandis que les Compagnies s'en tiennent à leur sens pri- mitif. La disparition des mots, comme leur création, a très fréquemrtient des causes sociales. Le mot, qui vient souvent avec l'objet, est susceptible de dispa- raître avec lui, s'il n'a pas pris profondément racine et poussé d'autre sens dans la langue. Les termes sacrés ou « tabous » des idiomes anciens ou primitifs, ont été éliminés rapidement de la langue générale pour se cantonner dans le langage des prêtres ou des initiés. Par un processus inverse, les mots qui. expriment des idées basses ou répugnantes, s'avi- lissent et tombent dans les bas-fonds. L'anglais a ainsi une foule de termes «shocking » qu'il n'est pas séant de prononcer en bonne société, — comme « pantalon » (masculin ou féminin), cuisses, ven- tre, etc. — et que la langue expulse ainsi peu à peu en leur substituant des euphémismes tels que « inex- pressible » ou « combinaison ». Le français, moins prude, admet de tels mots, mais il en est d'autres cependant qui lui répugnent : il n'y a pas d'autre cause à la disparition de clystère remplacé par lavement — proprement « action de se laver » — et qui se voit menacé à son tour depuis que le même sens lui est exclusivement attaché. Combien avons- nous usé de mots pour désigner les « water-closets » ÉVOLUTIONS ET FORMATIONS SPONTANÉES 95 depuis moins de deux siècles? Les langues et les peuples méridionaux éprouvent, à un degré bien moindre, de telles pudeurs, et conservent fort bien, en général, le terme propre et le mot cru. Diffé- rence de mentalité sociale. Comme les mots, les idées é^'oluent : mais tandis que ces modifications étaient jadis très lentes, elles se sont singulièrement accélérées dans les sociétés modernes : aussi, à notre époque, les idées sont- elles presque toujours en avance sur les mots. Un même terme, qui a conservé théoriquement son sens, n'a plus, en réalité, pour nous, la môme valeur que pour nos ancêtres : phénomène d'au- tant plus caractéristique qu'un mot — on le sait — ne saurait traduire exactement une idée, mais qu'il l'évoque avec les idées voisines qui lui sont asso- ciées. Il est certain, par exemple, que royauté était un mot autrement significatif pour un homme de l'ancien régime que pour nous, car il évoquait dans son esprit tout un ensemble d'institutions vivantes, de traditions et de sentiments de vénération aux- quels nous sommes étrangers : le terme est pour nous l'étiquette incolore d'une idée abstraite. De même le mot enfer, chez des dévots fervents, éveil- lait tout un cortège de tourments effroyables que même les croyants d'aujourd'hui ne se représen- tent plus sous le même aspect. L'affaiblissement de la géhenne éternelle, devenue la simple gêne, est particulièrement significatif. Par contre, certaines associations d'idées sont susceptibles de se reproduire indépendamment des époques et des milieux sociaux. Quand les coutu- 96 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE riers parisiens ont lancé la jupe-cloche, ils ne se doutaient certainement pas que le bas-latin avait donné le nom de « cloche » à un costume féminin, et que l'argot espagnol du xvii^ siècle appelait la jupe campana (cloche). Pour désigner les noms des mois, l'argot des malfaiteurs piémontais a eu recours — plus inconsciemment sans doute, mais par le même jeu d'associations d'idées — aux com- pai*aisons et aux rapprochements dont se sont servis les auteurs du calendrier révolutionnaire : les w mois de la neige » [trentin dla bianchina), « mois de la verdure », « mois de la vendange » sont identiques, pour l'idée, à nivôse, germinal, ou vendémiaire, avec cette seule différence que Fabre d'Eglantine s'ex- |)rimait en latin*. Le même argot n'a-t-il pas appelé le dimanche «jour du soleil » tout comme l'allemand Sonntag et l'anglais ".SM/î^ay ? Un autre élément doit être pris en considération : c'est la discontinuité du langage. Dans la trans- mission de la parole d'une génération à l'autre, certaines évolutions se précipitent. Les enfants ne conservent que la ou les significations les plus fré- quemment entendues, tel mot perd ses sens acces- soires, et le sens principal, qui est conservé, se trouve par là même modifié. Ainsi le mot saoul, observe M. Meillet, avait une nuance indulgente lorsque, appliqué à l'ivresse, il existait avec le sens" de « rassasié » : quand il a perdu cette signification, j il est devenu aussi précis et aussi brutal que ivi^e. Le 1. Et que la valeur des dénominations varie suivant les con- ditions cliraatériques : ainsi le mois de la vendange est septembre en argot piémontais. ÉVOLUTIONS ET FORMATIONS SPONTANÉES 97 même phénomène se produit à nouveau dans la langue populaire de Paris où, par un euphémisme analogue, l'adjectif mûr se substitue à « saoul » : déjà chez les enfants le mot n'éveille plus l'image qui lui a donné naissance — le fruit mûr qui se penche sur la branche, prêt à tomber — et traduit simplement l'idée de l'ivresse. Un des facteurs les plus importants pour les chan- gements de sens — et qui a été longtemps négligé — c'est la forme, l'aspect phonique des termes.. En vertu d'associations d'idées auditives, les mots s'ap- parentent en raison de leur physionomie, de leur structure, et se prêtent dans la langue un mutuel appui. Voyez ce qui se passe chez les gens du peuple qui veulent répéter des mots savants, désignant des choses précises et connues d'eux, mais qui sont des isolés, des intrus dans leur langage, qui n'évoquent rien à leurs yeux : inconsciemment ils s'efforcent, pour les fixer, les accrocher dans leur mémoire, de les rattacher, lorsqu'ils le peuvent, à des termes connus. L'ouvrier à qui on a dit pour la première fois du laudanum^ à répété de Veau danum — voire de Veau d'ânon^ parce que la première syllabe a éveillé immédiatement l'idée de l'eau dans son esprit : c'est l'étymologie populaire, si fréquente dans toutes les langues. L'influence homonymique — ou quasi homony- mique — est tellement impérieuse qu'elle s'exerce en dépit du sens : lorsqu'on discuta la loi sur le repos hebdomadaire, le mot devint hebdromadaire dans la bouche des gens du peuple comme s'ils s'étaient donné le mot, en réalité le plus inconsciemment du 9 y© LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE monde* par une association d'idées, purement pho- nétique et mécanique, avec dromadaire. C'est ainsi encore que « père » a rendu « vipère » masculin dans de nombreux patois. Parfois l'assimilation ne porte que sur la finale : le carbonate (de soude), vulgarisé pour le nettoyage, est devenu la carbonade dans la langue populaire, parce que le peuple ignorait le suffixe ate, tandié qu'il avait salade^ panade^ limonade, etc. Les mots voisins par la forme — et, plus ou moins, par le sens, — peuvent s'influencer, s'amalgamer par réactions réciproques. Ouvrir est le produit d*une fusion de ce genre, en latin vulgaire, entre * aprire {aperire) et * coprire {coopprire), — l'italien grève, d'un croisement entre ^/Yue et /eue. Les contraires, on le voit, peuvent se rejoindre aussi bien que les semblables, car une idée évoque aussi bien l'idée contraire que l'idée voisine. Il n'est pas jusqu'aux mortels adversaires, les Gibelins et les Guelfes, qui ne se soient accommodés en Italie, sur le terrain linguistique, Ghibellino ayant prêté son initiale à l'ancien Guelfo pour le changer en Ghelfo. Dès que la phonétique éloigne deux termes appa- rentés, au point de rendre leur rapport de forme plus difficile à saisir, les sens ne tardent pas à diverger. Depuis que le changement de u en /"a éloigné vif de vive, dans l'esprit populaire, l'adjectit s'est peu à peu séparé du verbe par son sens, et des expressions comme « le mort saisit le vif », do[)uis longtemps archaïques, ne sont plus comprises de la 1. Jusqu'au jour où, la plaisanterie et la réflexion entrant en jeu, on parla du « repos des dromadaires. » ÉVOLUTIONS ET FORMATIONS SPONTANÉES 99 majorité. De même sage s'est écarté de savoir lorsque la phonétique eut infligé un traitement différent à * sapius d'une part, sapereAe l'autre. Dans ses remarquables études de géographie linguistique, M. Gilliéron a insisté, avec raison, sur l'importance de l'homonymie dans l'histoire des langues. Parfois la rencontre de deux homonymes produit un choc mortel pour l'un d'eux. D'après la phonétique des patois gascons, gallus (coq) et * cattus (chat) devaient aboutir au même mot gat. Or si le chat est ainsi désigné dans toute la région oii l'homonymie se serait produite, on a eu recours à un autre terme — métaphore ou comparaison (vicaire, faisan, etc.) — pour désigner le coq, et le représentant du latin gallus a disparu, parce qu'il était impossible de nommer par le même mot deux animaux domes- tiques aussi distincts que le coq et le chat^. Parfois, au contraire, une attraction peut se produire, par exemple s'il s'agit d'une bête sauvage et d'une bête de basse-cour. En Auvergne, gallus est devenu dzo (ou dzâou), tandis que le geai se dit dzè (ou dzâï) : par analogie de forme, ce même terme « geai » désigne aussi parfois le coq, et, pour spécifier, le nom du geai se précise « dzè de bôou » (geai de forêt). Dans la même région, le latin asinus a abouti au nord à ane ou ène, au sud à ate : là il s'est trouvé en contact homonymique avec le mot désignant le hanne{ton), et qui était devenu aussi ane; mais, ce qui prouve l'attraction, c'est que là où « àne » devient ène, « hanneton » prend la même 1. Cf. Revue de philologie française, 4« trimestre 19i0, pp. 28.J-287 100 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE forme, qui n'est pas justifiée par la phonétique ^ ; au contraire, dans tout le domaine où « âne » est aze, l'attraction ne s'est pas produite, la forme des deux mots étant trop différente. Voici encore un effet curieux de l'iiomonymie. L'an- cien français avait deux mots harpe, l'un signifiant « griffe », l'autre désignant l'instrument de musique bien connu. De « griffe m, l'argot des malfaiteurs tira le sens de « barreau de prison », et appela « pincer de la harpe » le fait d'être sous les verrous. Mais comme la harpe signifiait aussi instrument de musique, l'analogie — cette fois de sens — produisit <( pincer de la guitare » ou « du violon », et c'est ainsi que violon est arrivé à prendre le sens de u prison », parce que deux mots « harpe » se sont rencontrés jadis avec des sens différents. La déri- vation synonymique est très fréquente en ,argot : lorsque « nettoyer », par exemple, eut pris le sens de voler, la même acception fut étendue ensuite à fourbir, polir, etc. La forme des vocables joue encore un rôle en ce qui concerne les mots trop courts. Par suite de l'action des lois phonétiques, qui tendent sans cesse à contracter les mots, on aboutirait, surtout dans certaines langues comme le français et l'anglais, à n'avoir plus que des monosyllabes, si la langue ne réagissait par la dérivation, la composition et les emprunts. Les mots trop courts manquent d'indivi- dualité et créent de nombreux homonymes qui causent une gêne pour la langue. 1. L'è de ène est dû à la présence ancienne d'un s {asinus, osne, aène). évOLL-TIOXS ET FORMATIONS SPONTANÉES 101 Tandis que les influences littéraires ralentissent et réfrènent les évolutions des sons et des formes gram- maticales dans les langues modernes, elles sont impuissantes vis-à-vis des changements de sens, qui vont au contraire en s'accélérant avec le dévelop- pement de la civilisation. Les mots s'usent et se renouvellent plus vite dans la vie contemporaine, même chez un individu donné : chacun peut le cons tater autour de soi. CHAPITRE II Les emprunts et les formations consclentbo. Les emprunts populaires : éléraenls phonétiques et gramma- ticaux; mots importés, conditions historiques, rôle des langues spéciales, changements de sens. — Créations savantes : catégories, sources, modes de formation. — Comment s'assimilent les mots savants et les emprunts. Une langue ne se renouvelle pas seulement à l'aide de son propre fonds. Les emprunts sont fré- quents d'un idiome à l'autre. Sur quels éléments du langage sont-ils susceptibles de porter? Les emprunts de sons ou de formes grammati- cales ne se produisent que dans des circonstances spéciales. Ils supposent, soit la coexistence de deux langues sur un territoire donné, — par exemple à la suite d'invasions comme celles des Barbares. — soit la présence d'une langue littéraire et officielle en face de patois socialement déchus. Même dans ces deux cas, les emprunts phonétiques et morpho- logiques sont rares, — ce qui s'explique, car ils affectent la structure intime de la langue. On peut citer l'ancien français, qui emprunta au germanique Vh aspiré, et un type de déclinaison dans certains féminins {nonne, nonnain). Les patois modernes, eux- EMPRUNTS ET FORMATIONS CONSCIENTES 103 mêmes, jusqu'au jour de leur disparition, emprun- tent fort peu de sons et de formes grammaticales à la langue littéraire, — par exemple au français : c'est surtout le « français régional » qui se modifie peu à peu sous l'influence de la langue de la capitale, par un effort généralement conscient, en substituant, par exemple, oua à ouè {oi de loi, moi. etc.), en corrigeant les pluriels, les féminins, les conjugaisons des verbes. Mais entre deux langues socialement égales ou qui régnent chacune sur un territoire différent, il ne se produit aucune influence de ce genre : on n'a jamais démontré qu'une langue ait emprunté une parcelle de sa phonétique ou de sa morphologie à une langue voisine, un patois à un patois voisin. Au contraire, les emprunts qui portent sur le vocabulairesont extrêmement fréquents. Les idiomes n'échangent pas entre eux des sons ou des formes, mais des mots. - L'existence de suffixes d'origine étrangère ne contredit pas cette assertion. On sait comment se forment les suffixes, par suite de la répétition d'une même terminaison à la fin de plusieurs substantifs, adjectifs ou verbes. Lorsque le germanique eut donné à l'ancien français un certain nombre de mots finissant en aud, et, plus tard, l'italien divers termes en uche, la langue adopta ces finales et s'en servit comme de suffixes en les adjoignant à d'autres mots. 11 s'agit donc là d'une création et non d'un emprunt : et ceci est si vrai que la finale aud, on le sait, n'était pas un suffixe en germanique, mais un mot indépendant — icald = forêt — qui entrait en 104 LA rniLOSOPniE dt; langage composition comme second élément de noms pro- pres (Re'm-tcald, Renaud, Raynaud ; Grim-ivald, Gri- niaudjit.Grimakli; ^e?'-?(;a/rf,Giraud,it.Geraldi,etc.). Les emprunts sont soumis avant tout à des condi- tions sociales. On sait que les objets vendus dans le commerce tirent souvent leur nom du lieu de pro- duction ou de fabrication : les pays industriels et ^igricoles. qui vendent beaucoup à l'étranger, expor- tent ainsi des mots en même temps que des produits. L'objet conserve souvent le nom qu'il avait dans son j»ays d'origine : au xvi® siècle, le français a emprunté à l'italien — mots et choses — baldaquin., balustrade, raleçoyi, camée, camisole, capote, casaque, etc. — comme il avait pris, quelques siècles plus tôt, à Tarabe, alcali, alcool, borax, julep, sirop. Toute l'Europe a emprunté à l'Amérique le nom du tabac, H celui du thé à la Malaisie, patries originaires de ces produits. Les mots français s'en vont avec nos modes aux quatre coins du monde; le fait est encore plus signiilcatif pour les termes culinaires, à tel point qu'en Italie, il y a quelques années, la Cour dut consulter l'Académie de la Grusca pour savoir quel mot indigène pouvait être substitué à menu. La vie de tels mots est parfois fort agitée. Au moyen âge, l'arabe viockayyar (nom d'étoffe), donne en France mocaiarrf^, et en même temps passa par l'Espagne en Angleterre, ou il prit la forme mockaire, puis ??io/îa2V ; au xvi^ siècle, înoAair traverse le détroit 1. On trouve encore moncayar dans Malherbe ; ce mot a abouti, par une transposition curieuse, à camoiard, que donne Littré (A. Thomas, Essais de philologie française, p. 259). EMPRUNTS ET FORMATIONS CONSCIENTES 105 et devient moire en français. Par un chassé-croisé, le mot revient en France à la fin du xix* siècle, avec un sens un peu différent, sous la forme mohair, tandis que les Anglais, en revanche, nous reprennent moire. Une langue étrangère, surtout lorsqu'elle est l'or- gane d'une civilisation supérieure, exporte, non seulement des choses, mais des institutions et des idées nouvelles. Le latin, dès les m* et iv'^ siècles," fournit beaucoup de termes aux langues germani- ques : les mots allemands actuels Keller. schreibeu, Tisch, Pfirsche, Kaese, Pflanze, Bischof viennent respectivement, et par la voie populaire, de cellarius, scribere, discus, persica, caseus, planta, episcopus. Certains de ces mots ont été transmis par le latin aux langues slaves, tel Ccesar, emprunt très ancien du germanique^, devenu kaiser en allemand, czar en polonais, tsar en russe. L'anglo-saxon, quoiqu'il fût moins en contact avec l'empire romain que d'autres dialectes germaniques, avait cependant d'assez nombreux emprunts latins, dont M. Bréal a jadis donné la liste. Les emprunts se multiplient en raison des rapports qui existent entre les peuples. Dans l'histoire de chaque langue on remarque que l'origine des apports varie suivant les époques et les circonstances sociales. Le gallo-roman, du vi'^ au ix^ siècle, et de même les dialectes du nord de l'Italie, ont pris beau- coup de mots aux idiomes des Germains qui vivaient sur lé même sol et n'adoptèrent qu'à la longue la 1. Comme l'atteste le mot Kaiser, emprunté à une époque où Csesar se prononçait encore encore Kaesar. 106 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE langue de la majorité. Les croisades importèrent divers mots arabes dans l'Europe occidentale ; le contingent des termes arabes est beaucoup plus fort en Espagne, surtout en Andalousie, où la domination arabe dura plusieurs siècles. Si la guerre de Cent Ans n'a pas laissé de mots anglais en France, c'est que la noblesse anglaise, — d'origine normande — parlait encore généralement le français à cette époque, et que le roi d'Angleterre recrutait sur le continent la plupart des bandes de routiers à son service. Mais plus tard les guerres d'Italie, d'Espagne, la guerre de Trente Ans, importent successivement en France de nombreux termes italiens, espagnols, allemands. La conquête de l'Angleterre par les Nor- mands s'est traduite par un apport considérable de mots français dans le lexique primitif anglo-saxon, et, au XIX'' siècle, les relations étroites entre la France et l'Angleterre provoquent de nouveaux échanges. La proportion des emprunts français est bien plus considérable dans l'allemand de Suisse que dans l'allemand d'Autriche ou de Saxe. L'analyse des emprunts peut éclairer l'histoire des langues. Les divers argots des malfaiteurs sont particulièrement suggestifs à cet égard. Tandis que l'ancien argot espagnol [germania] ne renfermait aucun élément bohémien, les emprunts à la langue = gitane sont au contraire nombreux dans l'argot moderne (calô). ce qui prouve que les relations entre les malfaiteurs et les gitanes sont relativement récentes. Le 7'o^?t'e/5c/i (argot allemand) est imprégné de termes hébraïques, qui indiquent dans quels EMPRUNTS ET FORMATIONS CONSCIENTES 107 milieux il s'est développé. L'argot français, jusqu'à la fin du xviii* siècle, ne renferme, pour ainsi dire, aucun apport allemand ou anglais; il foisonne, en reA^anche, d'éléments méridionaux, provençaux d'abord, italiens ensuite : on en conclura que les malfaiteurs français n'ont eu aucun rapport avec leurs collègues d'Angleterre et d'Allemagne, tandis qu'ils avaient des relations étroites avec les bandits provençaux et italiens. L'histoire confirme Thypo- thèse et nous montre que précisément les malan- drins avaient des points de ralliement forcés dans le sud-est : les galères et les bagnes de Provence. Et précisément les emprunts provençaux apparaissent en argot aussitôt après la création de la peine des galères (embarquement à Marseille), pour cesser avec la suppression du dernier bagne, celui de Toulon. La proportion des emprunts dans les différentes langues est extrêmement variable, en raison des circonstances historiques. Dans les langues mo- dernes, elle atteint son maximum en anglais, et, pour les idiomes romans, dans le roumain, qui, isolé entre des dialectes slaves et magyars, a subi, de leur part, une forte pénétration. Mais partout les emprunts, incessamment renouvelés, finissent, avec les créations savantes, par refouler peu à peu l'ancien vocabulaire. Si Ton calculait, dans la langue romane la mieux conservée — par exemple l'italien — ce qui reste du vocabulaire purement latin de l'époque d'Ennius, avant les emprunts grecs et autres, on se trouverait en face d'un contingent fort réduit. De même les racines purement germaniques sont en 108 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE minorité, non seulement en anglais mais encore en allemand. / Les emprunts se sont opérés généralement — c'est là une vue très féconde de M. Meillet — par la voie des langues spéciales. Celles-ci importent les mots d'un langage technique étranger, pour les verser ensuite dans la langue générale. Prenons par exemple les termes de marine. Les Grecs les avaient empruntés aux Phéniciens, leurs maîtres dans l'art de la navigation, et les passèrent ensuite aux Romains. Les Northmans, peuple essen- tiellement marin, en s'installant dans l'ouest de la Neustrie, y importèrent de nombreux mots Scan- dinaves, relatifs à leurs anciennes mœurs. Et lorsque le français, formé loin des rivages de la mer, autour de Paris, eut besoin de termes de navigation ou de pêche maritime, il dut procéder par voie d'emprunt au langage des habitants des côtes : c'est ainsi que la plupart de ces mots, en français, sont d'origine normande {crevette = chevrette, conot, amarrer, digue, falaise, matelot^ quille, etc.) ou provençale (carguer = charger, cap (même mot que chef), dorade = dorée, gabarit, etc.) Le vocabulaire militaire n'est pas moins curieux à examiner. Les Germains apprirent d'abord l'art de la guerre à l'école des Romains, et ils empruntèrent de nombreux mots relatifs à l'équipement, aux for- tifications : ainsi castrum (camp) a donné l'anglo- saxon ceaster, qui est resté dans certains noms de lieux (Chester). Vainqueurs et envahisseurs à leur tour, les Barbares donnent maints termes militaires au français (comme à l'italien, voire à l'espagnol) : EMPRUNTS ET FORMATIONS CONSCIENTES 109 baudrier j butin, cotte, éperon, flèche, guerre, haubert, heaume, maréchal, sénéchal, etc. Les guerres d'Italie, d'Espagne, de Trente Ans provoquent des échanges de vocables analogues : rappelons, en français, arquebuse, barricade, brigade, carabine, cartouche.., (italiens); colonel, espadon, infanterie... (espagnols); bivouac, havresac, lansquenet... (allemands). Les- guerres de la Révolution et de l'Empire, après celles de Louis XIV et Louis XV, ont importé beaucoup de- mots français dans le vocabulaire militaire allemand : Bataillon, General, Lieutenant (ou Leuinant) ;, Kanone, Lanze sont plus anciens. Les termes ecclésiastiques ont été empruntés par le latin au grec qui fut le véhicule du christianisme dans l'est et le centre de l'empire romain : ecclesia (éxxX-rjc'a), presbyter (rros^rêÙTcpo;), christus {ypicTÔc), parabola (TrapaCoXrj), episcopus {kr.ia-/.o-o^). Beaucoup pénétrèrent dans les langues germaniques, comme christus, episcopus (ail. bischof, angl. bishop). Le français a été un grand exportateur de termes culinaires. Walter Scott observait déjà dans Ivanhoé que les animaux de boucherie vivants avaient con- servé les anciens noms anglo-saxons — ox (bœuf), calf (veau), sheep (mouton), pig (ou hog) (porc) — tandis qu'ils étaient désignés sous le nom de beef, veel, mutton eipork, lorsqu'ils étaient préparés pour être dégustés sur les tables. Le menu, le buffet, le restaurant, Vhôtel, qui ont passé aujourd'hui, à peine altérés, dans la plupart des langues européennes, attestent notre vieille réputation de gastronomes. Faut-il s'étonner si, un peu partout, les termes de sports sont empruntés aux Anglais, qui sont passés 10 110 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE maîtres dans ces exercices? Il s'agit, bien entendu, des sports anglo-saxons, comme les courses de chevaux, la boxe, le foot-balJ, etc. Dans certains sports récents, tels la bicyclette et surtout l'auto- mobile et l'aviation, c'est au contraire la France qui «est exportatrice de mots comme d'appareils. Dans leur trajet à travers les langues spéciales, les emprunts changent souvent d'acception à l'une ou à l'autre de leurs étapes. Les mots religieux empruntés au grec par le latin ont été détournés de leur sens primitif et spécialisés par la langue ecclésiastique : Itticxotcoç « surveillant » est devenu « évêque » ; êxxXïiaia « assemblée », a passé au sens d' « as- semblée des fidèles », plus tc^rd d' « église » (qui abrite les croyants) ; 7:apa6oXrj, « parabole », est ensuite la parole divine ^qui s'exprime de préférence par symbole), puis la parole tout court; /piato; est l'oint (du Seigneur) par excellence, donc le Christ. Tout en bas de l'échelle sociale, l'argot des mal- faiteurs s'est servi de procédés analogues. Quand l'argot français a emprunté castu au provençal {castèu), il a donné à ce « château » la valeur nouvelle de « prison » — le château du malfaiteur; les termes escoffier, escapoucher^ tirés de l'italien scuff\are^=i décoiffer, 5capMccza?'e = décapuchonner, ont abouti, par extension de sens, à « décapiter », puis simplement « tuer ». Suivant les voies d'emprunts ou les qualités sociales des langues en présence, les termes importés sont susceptibles de prendre des sens péjoratifs ou nobles qu'ils n'avaient pas dans leur idiome d'ori- gine. Le mot espagnol wu/er (femme) a pénétré EMPRUNTS ET FORMATIONS CONSCIENTES 1 H dans la langue populaire parisienne, sous la forme moukère, lors de l'Exposition de 1889, par Tinter- médiaire des Maures et Arabes, plus ou moins mêlés d'Espagnols, qui organisaient les spectacles de danses du ventre. Comme leurs femmes étaient en général assez peu respectables, le mot s'introduisit avec un sens péjoratif, qu'il a gardé. Au contraire, les termes que les patois empruntent à la langue littéraire sont réservés aux acceptions nobles, tandis que leurs doublets indigènes, quand ils existent, sont relégués aux emplois inférieurs. Dans certains patois savoyards, le sens de « père » et « mère » est dévolu pour l'homme aux formes. tirées du français, pire, mire, et pour les animaux aux vieux mots patois pare^ mare. Très souvent la parenté de ces doublets n'est pas perçue par les patoisants, alors même qu'elle semble sauter aux yeux. Lorsque les chaînes de montre, voici un siècle environ, commencèrent à se vulga- riser en Auvergne, on leur donna le nom français, transformé par la phonétique en tsina, sans se douter que le mot était déjà représenté en patois par tsadena (terme désignant les grosses chaînes des chars, des portails, etc.^ Ces mêmes patois n'ont pas reconnu le mot eau dans pot à Veau, qu'ils ont adopté sous la forme potalô, — alors que « l'eau » est chez eux Vêga, — ni le mot rond dans « bonnet rond » devenu bounéron, et parfois même hourénon («rond» s'y dit redon). Les répartitions, entre doublets qui généralement s'ignorent, sont fort inté- ressantes à étudier^. 1. Cf. A. Dauzat, La vie du langage, pp. 214-217. H2 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE * * * A côté des emprunts populaires, les créations conscientes des mots forment une catégorie jadis peu importante, mais do jour en jour plus nombreuse en raison des progrès de la science, de la civilisation, du commerce. Ces termes sont désignés d'ordinaire sous le nom de « mots savants », dénomination qui n'est pas rigoureusement exacte, car une grande partie de ces termes sont dus à des industriels, des inventeurs, voire des écrivains assez peu érudits. Les trois principales sources des mots savants sont en effet les nomenclatures scientifiques, les inventions nouvelles et les néologismes littéraires. Les créations conscientes ne relèvent nullement du domaine de la fantaisie. Si chaque individu est libre de forger les mots qu'il lui plaît, ceux-ci n'ont chance d'être admis par la communauté que s'ils obéissent à certaines règles, souvent très précises, s'ils sont conformes aux types courants. Darmesteter a consacré jadis un ouvrage à la formation des mots nouveaux en français, qui rentrent tous dans des cadres bien déterminés. Là encore s'exerce la réaction sociale — venant, cette fois, de l'élite intellectuelle — pour rejeter ou corriger le terme mal venu : on con- naît l'histoire récente de taxamètre, que les protes- tations des puristes firent changer en taximètre. Dans l'histoire des langues, on ne trouve aucun mot fabriqué de toutes pièces : on cite parfois gaz, syphilis^ mais nous ignorons sur quels patrons ces mots ont été découpés, il n'en résulte point qu ils aient été créés ex nihilo. EMPRUNTS ET FORMATIONS CONSCIENTES 113 Il y a plusieurs catégories de mots savants. D'a- bcrd les emprunts étrangers opérés parla voie litté- raire, et qu'il est souvent très difficile de distinguer des emprunts populaires : la démarcation est par- fois impossible à établir. On reconnaîtra générale- ment les emprunts savants à ce que, transmis par l'écriture et non par l'oreille, ils respectent les règles de l'orthographe originaire et se préoccupent fort peu de l'accent tonique, tandis que la langue populaire procède en sens inverse : ainsi sont sa- vants, en français, tous les termes musicaux emprun- tés à l'italien au xviii' siècle, comme adagio, jnano, concerto, etc., et une grande partie — la majorité peut-être — des termes sportifs importés de l'an- glais au siècle suivant. Il en était de même des termes helléniques que l'élite intellectuelle romaine avait adoptés à l'époque de Cicéron et d'Auguste, et que le snobisme affectait même de transcrire en let- tres grecques, au milieu de phrases latines, sur les tablettes et dans les manuscrits. Mais il arrive fré- quemment que le terme est assimilé dès l'origine et introduit dans la langue sous la même forme que les emprunts populaires : si i^ous ne savions, par exemple, que les économistes acclimatent en ce moment le mot ferroviaire et les pédagogues anal- phabétisme — tirés respectivement des mots italiens ferroviario, analfabetismo — nous pourrions croire que le premier est un emprunt populaire et que le second a été créé directement en français sur le mo- dèle du grec. Les emprunts aux langues anciennes — au latin et surtout au grec — constituent à l'heure actuelle 10. 114 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE la principale source des mots savants. Ces créations sont surtout nombreuses en français et en italien d'où elles rayonnent sur les autres langues, à te point que la susceptibilité germanique s'en est par fois émue, jusqu'à rejeter, par exemple, des déno- minations officielles d'Allemagne, le mot Telephon^ entaché de romanisme, et remplacé par la composi- tion indigène Fernsprecher. En général, au con- traire, de semblables termes, qui facilitent les rap- ports internationaux, sont admis partout, et il existe des conventions pour les nomenclatures scientifiques. Les emprunts aux langues anciennes revêtent deux aspects. On a d'abord importé des mots qui ont réelle- ment vécu en grec ou en latin, soit tels quels comme oremus, ad libitum, fac simile, — la plupart de ces décalques remontant au latin scolastique et ecclésiastique qui était véritablement vivant et parlé — soit en adaptant ces mots à la physionomie générale de la langue : c'est le cas pour l'immense majorité d'entre eux. Des mots savants de cette nature remontent, en français, à l'époque de Char- lemagne : on forma alors, d'après angélus, apos- tolus, humilis, pallium, etc., angele, apostele. humele, pallie... qui, accentués sur la première syllabe, sont devenus aujourd'hui ange, apôtre, humble, poêle (cor- dons du — ). Les formations grecques ne datent que de la Renaissance. Mais le vocabulaire des langues anciennes lui- même était impuissant à traduire 4es besoins sans cesse croissants des sciences et de la civilisation. Ici le néologisme savant s'affirme créateur, dans EMPRUNTS ET FORMATIONS CONSCIENTES 115 des limites, toutefois, bien déterminées. Avec des radicaux grecs ou latins, et sur le modèle de la composition et de la dérivation de ces langues, il façonne des mots tels qu'ils auraient pu exister et les transpose ensuite dans sa langue. Ainsi sur le modèle de agricultura, on crée *aquicultura, d'où aquiculture. Ce procédé avait déjà été employé par le latin du moyen âge qui, par exemple, de qualis et quantus, avait dérivé qualitas et quantitas, sur le modèle de bonitas, etc. Rien ne s'improvise dans le langage, même dans les créations savantes et réflé- chies : l'analogie reste maîtresse, et on ne fait que développer des tendances antérieures. Sans doute, dans ces créations Cin n'a pas toujours respecté le génie des langues anciennes, ni pour le sens, ni pour la forme. Il est certain que si * TsÀTjYpacpoç avait existé en grec ancien, il aurait eu un tout autre sens que celui de « télégraphe », et tout le monde convient que la signification de phila- téliste est tirée par les cheveux i. Quant à la forme, il est évident que des combinaisons gréco-latines, comme autoclave ou bicyclette, sont essentiellement hybrides. — Il n'en est pas moins vrai que les néolo- gismes obéissent à un ensemble de règles dont ils s'écartent fort peu. L'influence savante se manifeste enfin par la dif- fusion de nombreux préfixes et suffixes, d'origine latine ou grecque, qui favorisent la création de mots 1. Le mot se décompose en effet ainsi : ami + exempt de charge -f- suffixe. De là à « amateur de timbres-poste » il y a un peu loin, même si on considère la lettre timbrée comme » exempte de charges » (c-à-d. affranchie). 116 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE nouveaux, pouvant ainsi se multiplier à l'infini. La chimie moderne, notamment, a eu recours à ce pro- cédé, qui lui a permis de faire face aux besoins d'une nomenclature très riche ^ * * Les mots savants, comme les emprunts étrangers même opérés par la voie populaire, sont suscep- tibles de diverses réactions dans la langue. Ils ont en effet une physionomie phonétique hétéroclite et ne s'apparentent pas sensiblement, en général, aux vocables indigènes : à ce double point de vue, ils ont besoin de s'assimiler. Les nécessités d'assimila- tion varient suivant la parenté linguistique plus ou moins grande des langues en présence : ainsi les emprunts latins s'acclimatent plus aisément, sont moins dépaysés en italien qu'en français et surtout qu'en allemand; le français accepte bien mieux les mots venus d'autres langues romanes, comme l'ita- lien, que les termes germaniques, particulièrement rébarbatifs à son oreille. A un autre point de vue, le besoin et la faculté d'assimilation varient suivant les langues : l'italien répugne plus aux mots « bar- bares » que le français, et celui-ci plus que l'alle- mand : l'allemand de Suisse, surtout, absorbe, sans 1. Pour une nomenclature plus riche encore, l'histoire natu- relle — suivant les habitudes des premiers maitres qui écrivaient encore en latin — a donné aux genres et aux espèces des noms à forme purement latine, soit empruntés au grec, soit formés par composition, soit dérivés de noms propres de per- sonnes ou de lieux. Les ressources des langues vulgaires ne permettaient pas de dénommer, par exemple, les quarante mille espèces de coléoptères qui vivent sur le globe. EMPRUNTS ET FORMATIONS CONSCIENTES 117 les digérer, une quantité considérable de mots fran- çais, et on arrive à des phrases extraordinaires, comme j'en ai cité dans la Suisse moderne^ — où il ne reste plus guère d'allemand que la syntaxe. L'assimilation peut être purement phonétique, lorsqu'il s'agit de sons impossibles ou difficiles à prononcer pour le peuple. Tantôt on recourt au son le plus voisin : la jota espagnole est traduite par A^ en français populaire moderne, moukère [mujer), tandis qu'au contraire l'espagnol a rendu naguère le ch français par Idi jota [chef >-jefe). Deux langues en contact permanent ont tout un système de corres- pondances de sons 2. Les combinaisons gênantes sont disloquées ou assimilées. Le groupe pn gêne beaucoup le peuple de Paris : aussi entend-on dire tour à tour « un peneu » (de bicyclette) et u une carte joleumatique ». L'hiatus incommode de aéro- plane provoque aréoplane. C'est ainsi que les mots savants et les emprunts sont particulièrement sujets aux accidents phoné- tiques et sont affectés, beaucoup plus souvent que les termes indigènes, par les évolutions spéciales dont j'ai parlé plus haut : dissimilation, méta- thèse, etc. Mais l'analogie s'exerce avec ^lus de puissance 1. P. 270 et note 2. 2. Par exemple les patois par rapport à leur langue litté- raire, à laquelle ils font des emprunts constants. Ce système de correspondance varie d'ailleurs avec l'évolution phonétique. Lorsque les patois du sud du Puy-de-Dôme ne possédaient pas le SMi cA, ils rendaient le ch français par ts [charrue^ tsarûy a). Ai^ourd'hui qu'ils le possèdent, ce son est conservé dans les emprunts [chameau >- chamô). 118 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE encore vis-à-vis de ces termes, isolés dans la langue pour la conscience du peuple. C'est le domaine pré- féré où l'étymologie populaire se donne libre cours, comme pour les niots archaïques, rares et isolés ^ La plupart des anciens emprunts allemands, en français, ont éprouvé ce phénomène, comme Eidge- nossen devenu huguenots, sûerkrùt (moyen-haut- allemand) choucroute : si le rapprochement avec le « chou » s'imposait ici, le nom propre Hugues s'est présenté là par une analogie phonétique toute fortuite. Le mot roastbeef, introduit en français au xvHi^ siècle, a été d'abord altéré en rôt-de-bif-. De nos jours le peuple parisien, friand de sport mais rebelle à la prononciation des mots anglais, a changé knock-out (pron. nokâout) en moka 3, puzzle en puce, et Wilbur Wright (prononcé par à peu près Vilbeur Rêt) en Vieille burette à l'époque où cet aviateur fit en France ses expériences sensation- nelles. Quant aux étymologies populaires qui affectent les mots savants vulgarisés, elles sont innombrables dans le peuple, surtout chez les illettrés : baronnette {baromètre, pron. baromèV), diablette (diabète). Veau d'ânon (laudanum) hebdro- madaire [hebdomadaire), etc. La diffusiondes termes scientifiques ou techniques en crée chaque jour de nouvelles, et celles qui disparaissent, extirpées par l'école, les fréquentations, les lectures ou le ridicule, sont vite remplacées par des succédanés. 1. Ainsi rouelle altéré en ruelle, taie d'oreiller en tête, etc. 2. Forme admise par rAcadémic française dans Tédition du Dictionnaire de 1740 et supprimée dans l'édition de 1835. 3. Ce qui a engendré aussitôt, pour dérivation synonymique, « il est chocolat » (en parlant d'un lutteur hors de combat). CHAPITRE m Histoire externe des langues. I a seementation des langues. - La formation des dialectes : ruofu^e du îe„ social; influences etl>niques; peuplement et migrations - La formation des langues spéciales : facteurs Tociau" caractères particuliers (argot des mal aUeurs), S sS la langue générale. - La mort des angues &rdt:nV^i=ST''crr^^^^^^^^ ment desTangues nationales et littéraires; refoulement des patois. L'histoire e.xterne des langues peut se grouper autour de deux phénomènes : la segmentation des idiomes, et leurs luttes réciproques. _ Toute langue parlée par un nombre important . d'individus et sur un territoire assez vaste, tend a se segmenter, en raison même de son extension. La segmentation s'opère en fonction des mtl.eux milieux géographiques ou milieux sociaux Dans 1^ premier cas, la langue se scinde en dialectes; envi- sagée sous le second aspect, elle se subdivise en langues spéciales.* * * Quelles conditions président à la segmentation géographique des langues, à la formation devo- 120 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE lutions divergentes suivant les différents points du territoire où elle est parlée ? D'abord la rupture ou le relâchement du lien social, qui assure seul, on le sait, la cohésion lin- guistique parmi une population disséminée dans une vaste contrée. L'exemple classique est celui du latin qui, aussitôt après la chute et la dislocation de l'empire romain, se subdivisa en une infinité de dialectes, en Espagne, en. Gaule, en Italie, en Dacie, parallèlement au mouvement social qui aboutit au morcellement féodal. De nos jours, on peut observer un phénomène analogue, bien que moins accusé, pour l'espagnol, l'anglais, voire l'allemand. Malgré l'unité linguis- tique maintenue jusqu'à un certain point par une communauté de langue littéraire, il est certain que l'anglais parlé aux Etats-Unis diffère assez sensi- blement, surtout par la prononciation et même par le vocabulaire, de l'anglais d'Angleterre. Le phéno- mène est encore plus manifeste pour l'espagnol, et l'indépendance des républiques sud-américaines a été le prélude de la constitution de dialectes locaux, aujourd'hui très divergents : on a déjà pu faire, par exemple, une grammaire de l'espagnol chilien K Bien que l'allemand officiel employé en Suisse soit du saxon comme l'allemand d'Allemagne, une diffé- rence, non seulement dans la prononciation, mais surtout dans le vocabulaire, s'accuse de plus en plus entre les deux langues, — l'allemand de Suisse étant, par exemple, beaucoup plus imprégné de français que l'allemand de Berlin. 1. Lenz, Zeitschrift fur romanische Philologie, t. XV. HISTOIRE EXTERNE DES LANGUES 121 L'unité politique ne suffît pas, d'ailleurs, à assurer le maintien de l'unité linguistique. Ainsi la France, dès Glovis, a acquis son unité politique : n'empêche que le lien social, sous les faibles monarchies méro- vingiennes et carolingiennes, était trop relâché pour empêcher la diversification dialectale. Les diver- gences, une fois nettement établies, vont en s'accen- tuant. même si le pays vient à recouvrer son unité sociale : la différenciation des patois de France n'a cessé de s'accroître du xv* siècle au xix% en dépit de la forte centralisation. Après les facteurs sociaux, voici les facteurs géo- graphiques souvent connexes. L'observation montre que la variété des dialectes augmente ou diminue en raison de la configuration du sol; elle est plus grande, par exemple, dans les montagnes que dans les plaines. D'après la configuration même du terrain, les habitants des plaines sont restés en relations plus étroites entre voisins, ils ont mieux conservé leur cohésion autour d'une métropole, ils se pénètrent réciproquement, tandis que lés montagnards vivent plus isolés les uns des autres : et nous revenons ainsi, par un simple détour, aux phénomènes sociaux. Mais on peut se demander si le climat, la situation orographique, le genre de vie n'exercent pas une répercussion sur la formation des dialectes, si d'autre part les différences de races n'y concourent pas. Problèmes extrêmement délicats et qui, jusqu'à présent, s'ils ont séduit beaucoup de chercheurs, n'ont pas encore été nettement élucidés, même dans leurs grandes lignes. Remarquons d'abord que la notion de race ne se 11 122 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE présente pas pour le linguiste comme pour Tanthro- pologiste. Le linguiste envisage la race comme un groupe social d'individus vivant dans des conditions analogues, ayant parlé la même langue pendant un certain nombre de générations, et possédant, par suite, une similitude d'associations d'idées, d'habi- tudes phoniques, et sans doute aussi — mais ici la réserve s'impose — d'organes vocaux. Envisagée dans ce sens, l'influence de la race sur l'évolution des langues et la formation des dialectes apparaît comme infiniment probable : mais il est difficile de la préciser. Voici comment raisonnent — sur le terrain phoné- tique, qui est le plus précis, — les partisans des influences ethniques : La phonétique expérimentale a établi d'une façon indiscutable que les évolutions des sons du langage sont déterminées par des nécessités physiologico- anatomiques, par les dispositions et la structure des organes vocaux. L'expérience prouve d'autre part qu'un changement donné dans la prononciation se produit simultanément, à la même époque, sur un territoire parfois très vaste, parmi des populations n'ayant souvent entre elles aucun lien politique ni économique. Pour rendre raison d'un tel phénomène, ne faut-il pas qu'il y ait une nécessité physiologique commune chez tous les individus d'une aire phoné- tique, dont le langage subit la même évolution? Il est aisé de concevoir que les organes de la parole — comme les autres" — évoluent parallèlement chez des hommes de même race, habitant un même sol, sous les influences d'un même milieu : et avec eux se HISTOIRE EXTERNE DES LANGUES 123 modifient les sons, qui suivent les évolutions des organes. Cette argumentation est séduisante : la liaison entre les phénomènes ethniques et phonétiques, l'influence de la race sur l'évolution du langage, apparaissent sans doute très vraisemblables. Mais la complexité des faits, l'incertitude ou l'absence de nombreuses données, permettent rarement d'établir cette corré- lation dans des cas rigoureusement déterminés*. Pour nous en tenir à la phonétique, l'influence ethnique peut se manifester sous trois aspects. De deux populations hétérogènes coexistant sur un même territoire, l'une transmet à l'autre des sons qui appartiennent en propre à son langage. Ainsi les Germains, entre le vi^ et le ix*^ siècle, ont donné aux Gallo-Ruiiiaïus ïh aspiré. C'est un cas assez spécial, et ce n'est pas aux phénomènes de cette nature qu'on fait allusion en général quand on parle d'in- fluences ethniques. Une population change de langue : elle altère immédiatement la langue nouvelle suivant ses habi- tudes phoniques. C'est un phénomène facile à observer chez les nègres ou les Arabes qui parlent une langue européenne. Mais doit-on appliquer ce principe aux substitutions d'idiomes qui se sont produites jadis en Europe, et expliquer par une prononciation du latin àlagauloise, à l'ibère, etc., les évolutions divergentes qui se sont manifestées en Gaule, en Espagne et en Italie? C'est fort douteux. Telle était la théorie d'Ascoli : mais il a été facile de la réfuter en prou- 1. J'en donnerai un exemple personnel en parlant de la mé- *^^4e sociologique. (Gi-dessous, pp. 253-262). 124 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE vant que les évolutions dont il faisait fonds étaient bien postérieures à la substitution des langues. Il y a sans doute des cas spéciaux où on peut observer ce phénomène : ainsi M. Thomas a montré comment le nom du pays de Comenge (Comminges) dérivait de Convcnicum, les anciens Convenx ibères, au moment (le la colonisation romaine, ne pouvant prononcer le r qu'ils ont changé en m^. Mais en général, les popu- l.itions européennes se sont fort bien assimilé les langues nouvelles qu'elles ont apprises — et qui d'ailleurs étaient plus ou moins apparentées à leurs idiomes antérieurs : Mohl a même montré, on l'a vu, que le latin parlé en Gaule était plus pur que celui d'Italie (par suite de l'action du maître d'école). On peut envisager un peu différemment les influences ethniques. Lorsqu'un peuple apprend une nouvelle langue, les évolutions ultérieures qu'il lui fera subir dépendront de ses prédispositions orga- niques — li«''es à la race — et pourront se manifester l>endant un temps plus ou moins long. Beaucoup de phénomènes s'éclairent à la lumière de cette théorie. Ce n'est. pas un hasard si les langues germaniques — et elles seules — ont, à trois reprises dans leur histoire, éprouvé le phénomène de la Lautverschie- bujig^, qui consiste à assourdir les consonnes sonores [b, g, d. >■ p, /t, t), à aspirer les sourdes (p, k, t, >■ ph, kh, th), et (dans les deux premiers cycles) à 1. Ci-dessous, p. 252./ 2. Avant la période historique des langues germaniques, au début du moyen âge pour les dialectes hauts-allemands, et de nos jours pour beaucoup de langues et dialectes germaniques qui amènent b, g, d à p, k, t, et aspirent les anciens p, k, t HISTOIRE EXTERNE DES LANGUES 125 sonoriser les aspirées {ph, kh, th^ b, g, d). Ce n*est pas un hasard si les évolutions les plus profondes des langues romanes se sont manifestées à partir du ix^ siècle, c'est-à-dire à la suite de la fusion entre les éléments ethniques latins et germaniques. On peut interpréter de la sorte certains faits signa- lés par Ascoli, qui, mis au point, reprennent toute leur valeur. Ainsi Ascoli a établi que Vu latin (prononcé ou) avait passé au son u dans tous les pays de l'empire romain et dans ceux-là seuls habités par des popu- lations celtiques : France, Belgique et Suisse romanes, Italie du nord-ouest (ancienne Gaule cisalpine). Le philologue italien a pu d'ailleurs donner d'autres preuves pour confirmer le caractère ethnique du phé- nomène : le passage de ou à u (parfois même à i) chez les peuples celtes qui ont conservé leur idiome (Ecosse, pays de Galles), et, dans le groupe germa- nique, exclusivement chez les anciens Celtes germa- nisés (Hollande,, ouest de l'Angleterre, partie de l'Ecosse). On avait objecté la persistance du son ou dans le Roussillon et la Catalogne, qu'on croyait avoir été peuplés de Celtibères : or l'histoire, mieux infor- mée aujourd'hui, déclare que c'est une hypothèse erronée; M. Camille Jullian a établi * que les Celtes, au sud, n'ont pas dépassé le Têt, — et c'est préci- sément là, à quelques kilomètres près (coïncidence remarquable), que passe la limite entre Vou et Vu. Il ne s'agit donc point, dans ce vaste domaine, de Vou prononcé « à la gauloise » dès la conquête romaine 1. Histoire de la Gaule, t. I, p. 310. 11. 126 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE (le phénomène étant postérieur au rx* siècle), mais d'une prédisposition à l'évolution ou > u> i, mani- festée par les populations fortement imprégnées d'élé- ments celtiques. Ainsi s'explique que les mêmes évolutions peuvent se produire plusieurs fois à ' diverses époques chez les mêmes peuples, comme la Lautverschiebung chez les Germains, comme le passage de ou à u qui s'observe à nouveau de nos jours dans de nombreux patois de France et de l'an- cienne Cisalpine. A l'intérieur d'une même famille linguistique, — romane, germanique, slave, etc. — les dialectes se présentent comme une masse extrêmement complexe, parmi laquelle il est impossible d'établir des groupements précis et une classification autre que celle résultant de la répartition des phénomènes phonétiques et sémantiques ^ Il n'y a entre les dia- lectes ou patois de même origine aucune frontière coïncidant avec des limites politiques anciennes ou modernes, ni même, en principe, avec des frontières naturelles, telles que fleuves ou montagnes. Cependant on rencontre des exceptions : les Pyré- nées, dans leur partie centrale, forment une limite linguistique entre deux groupes de dialectes nette- ment tranchés, gascons au nord, aragonais au sud, tandis qu'il n'en est pas de même à Test (à l'ouest le basque s'interpose entre les parlers romans), et que les Alpes, sur aucun point, ne forment une ligne de démarcation entre les patois. L'embouchure de la Gironde constitue une frontière très caractérisée 1. Cf. ci-dessous la question des dialectes, pp. 171 et 189. HISTOIRE EXTERNE DES LANGUES 127 entre les dialectes gascons et saintongeais, tandis qu'on n'observe un tel phénomène ni à l'embou- chure de la Loire, ni à celle de la Seine. C'est là une question de peuplement. Les Alpes romanes, sur leurs deux versants, ont été de tout temps habitées par une population identique, ligure à l'origine, à peine celtisée, puis fortement romanisée, et les rela- tions entre les diverses vallées ont toujours été assez étroites. Au contraire la Gascogne et l'Aragon ont vécu depuis longtemps une vie séparée, les Pyrénées centrales, malgré leur moindre hauteur, étant beau- coup plus difficiles à franchir que les Alpes. Nous verrons^ comment la frontière de la Gironde s'ex- plique par une poussée ethnique venue du nord et qui s'arrêta au fleuve. Le mode de peuplement reparaît avec la question ethnique lorsqu'on envisage les dialectes des îles. Ainsi les patois des îles de Ré et d'Oléron sont extrêmement différents les uos des autres : les pre- miers se rattachent aux patois de Vendée, les seconds à ceux de la région de Marennes (M. Gil- liéron). Il faut donc en conclure que l'île d'Oléron a été peuplée par des populations venues du sud-est — la configuration géographique le faisait prévoir — et l'île de Ré par des immigrants venus du nord — ce qu'on ne pouvait savoir a priori. La Corse est située dans le golfe de Gènes, à peu près à égale distance des rivages de la Toscane, de la côte génoise et de la Provence orientale. Or ses patois diffèrent considérablement des patois prov^n- 1. P. 257. 128 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGB çaux et génois, tandis qu'ils s'apparentent beaucoup [)lus aux parlers de la Toscane méridionale ; ils res- semblent plus encore aux dialectes de Sardaigne. Là encore on pourra faire d'intéressantes déductions sur l'analogie et la population primitive des deux grandes îles, et sur la colonisation romaine venue vtaisemblabloment de l'Etrurie méridionale et du Latium. L'analyse des dialectes espagnols n'est pas moins intéressante à ce point de vue. Ces parlers offrent le maximum de diversité et d'originalité dans le nord, qui ne fut pas atteint par la conquête arabe. Four l'ensemble de la péninsule, ils s'apparentent assez nettement, du sud au nord, en trois grands groupes correspoi.da il aux trois grandes poussées, aux trois monarchies qui opérèrent la reprise de l'Espagne sur les Musulmans : portugais à l'ouest, castillans et an- 'dalous au centre, catalans et valenciens à l'est. Les migrations et les mouvements des peuples exercent donc une grande influence sur la formation des dialectes. Dès qu'ils entraînent une sépara- tion complète entre deux groupes d'une population primitivement homogène, la scission des langues en résulte aussitôt. Ainsi s'explique le morcellement ancien de la famille indo-européenne en groupes latin, grec, germanique, celtique, etc., qui formèrent ensuite entre eux des frontières linguistiques extrê- mement nettes lorsqu'ils reprirent contact. La seconde catégorie de segmentation s'opère en raison des milieux sociaux, — indépendamment de HISTOIRE EXTERNE DES LANGUES 129 l'extension territoriale de la langue, puisqu'elle peut se produire dans une seule ville, — indépen- damment aussi, en principe, de l'union politique et sociale plus ou moins étroite entre les ressortissants d'une même communauté linguistique. La forma- tion des langues spéciales dépend toutefois du plus ou moins grand nombre d'individus qui parlent un même idiome : mais elle est favorisée surtout, non par la diffusion géographique, mais au contraire par l'existence de grandes agglomérations qui aident à la différenciation des milieux soxiiaux : con- trairement aux dialectes, les langues spéciales ont tendance à se développer avec les progrès de la civilisation. Ce sont surtout les sociologues qui ont attiré l'attention sur le caractère des langues spéciales. « Il existe, a dit M. Van Gennep ^, dans la vie sociale, des conditions spéciales, plus exactement des besoins collectifs spéciaux auxquels répondent des institutions déterminées. Ces besoins peuvent demeurer latents quelque temps, et jusqu'au mo- ment 011 ils émergent dans les consciences indi- viduelles, leur satisfaction demeure potentielle. Mais du jour où l'émergence se produit souvent, à plus de reprises, et chez des individus plus nombreux, et de plus en plus rapprochés par les mêmes besoins, la tendance se manifeste, d'abord sporadiquement et timidement, puis avec une puis- sance peu à peu accrue, à l'unification des efforts 1. Essai d'une théorie des langues spéciales. {Revue des études ethnographiques et sociologiques, juin-juillet 1908.) 130 LA rHILOSOPIllE DU LANGAGE en vue de la création d'institutions nouvelles néces- saires. » Le langage spécial doit donc « prendre place dans le développement linguistique normal, comme corollaire du sectionnement, lui aussi normal, des sociétés générales en sociétés spéciales. » Ces lan- gages sont à la fois « un moyen de cohésion pour ceux qui les emploient, et un moyen de défense contre l'étranger, ce mot pris au ^ens vaste qu'on doit lui donner en ethnographie. » Et les sociolo- gues ont montré qu'à l'origine les langues de métiers les plus profanes avaient un caractère sacré et employaient de nombreux termes tabous. Il y a donc, en marge de la fengue générale, un grand nombre de langues, plus ou moins ignorées, qui se greffent sur l'idiome commun. Les conditions de formation sont avant tout sociales : elles sont subor- données à l'existence de milieux suffisamment homo- gènes. Les corporations de l'ancien régime, qui,, tendent à revivre sous une autre forme dans les syndicats actuels, constituaient d'excellents milieux pour le développement des langages de métiers, dont un des types les plus frappants est celui des canuts lyonnais, qui se forma aux xvn^etxviii' siècles au moment où l'industrie de la soierie prenait son essor. Un exemple de cette émergence des besoins col- lectifs spéciaux, dont il vient d'être question, c'est l'épanouissement de l'argot des malfaiteurs, que l'on constate en France au xv* siècle. A la suite de la guerre de Cent Ans, les pouvoirs publics, tombés en décomposition, dans le désarroi général, ne reip- HISTOIRE EXTERNE DES LANGUES 131 plissaient plus que très imparfaitement leur rôle de gardiens de l'ordre social : les bandes organisées de malfaiteurs se multiplièrent, par suite, sur tous les points du territoire; à ces sociétés spéciales cor- respondit aussitôt un organe linguistique, qui devait exister auparavant à l'état plus ou moins embryon- naire, mais qui s'épanouit pleinement à cette époque. Au contraire le xix® siècle a vu la dispari- tion des bandes de malandrins ; aux bandits et voleurs de profession, fortement organisés, ont succédé les malfaiteurs d'occasion : la conséquence ne se fit pas attendre : l'argot perdit son indépen- dance et fusionna peu à peu avec la langue populaire. Les facteurs sociaux ont une répercussion psycho- logique nécessaire. La langue spéciale est fonction de la profession. La communauté de métier, la similitude de vie créent une mentalité particulière, conditionnant des associations d'idées analogues. L'ellipse se multiplie dans la langue des hommes de sport, gens pressés qui ne perdent pas leur temps en vaines paroles. Seuls des malfaiteurs pou- vaient appeler une corde « une ligotante >y, et donner au verbe « travailler » le sens de « voler ». Chaque profession se sert, pour exprimer les idées générales, des objets et des opérations qui lui sont familiers. Le marin dira qu'un ivrogne tangue, que des colis sont bien arrimés dans un wagon. Il en est pour les proverbes comme pour les mots. L'homme des champs qui a voulu symboliser l'uti- lité de la persévérance, a eu recours à la compa- raison agricole « Petit à petit, l'oiseau fait son nid », 132 LA l'Iin-OSOPlllE L»L LANGAGE tandis que le Parisien déclare «On n'a pas bâti Paris en un jour». Les sens se restreignent dans la langue spéciale ; chaque mot, susceptible de plusieurs signi- fications, n'évoque plus que l'acception la plus fré- quennmont usitée, sans qu'il soit nécessaire de le déterminer : j'ai montré comment reprise — tout court — avait un sens trt's net et fort différent suivant les milieux sociaux. Les idées se spécialisent également selon la pro- fession et le genre de vie. Le mot « arbre » suffit en général au citadin pour englober une foule d'espèces qu'il serait souvent fort on peine de distinguer les unes des autres ; et, s'il va déjeuner sur l'herbe, il se contentera de dire qu'il s'est assis sous un arbre. Le camj)agnar(l, le forestier plus encore, éprouvera au contraire le besoin de préciser, et spé- cifiera s'il s'agit d'un chêne, d'un peuplier ou d'un bouleau : car chaque essence, à ses yeux, a une indi- vidualité telle qu'il lui est aussi difficile de les réunir sous une même dénomination qu'à l'un de nous de désigner un chien et un chat sous le nom commun de mammifère ou de Carnivore. Par contre si le paysan prête une grande attention aux bêtes et ;iiix plantes dont il se sert ou (jui lui nuisent, >l n'a pas observé les autres, et son langage confond fré- quemment des insectes aussi différents que la mou- che et l'abeille — dénommée « mouche à miel », — la sauterelle et le criquet. Le naturaliste, en revan- che, qui a analysé les familles, les genres et les espèces, souffrira de telles confusions dans le lan- gage : à ses yeux, il y a moins de similitude entre ces animaux qu'entre le cerf et le bœuf. HISTOIRE EXTERNE DES LANGUES 1313 Ce qui précède montre comment la profession et le genre de vie n'exercent d'influence que sur la dénomination des objets et des idées : les langues spéciales ne diffèrent de la langue générale que par le vocabulaire et les locutions, exceptionnellement et très peu par la morphologie et la syntaxe, jamais par la phonétique. C'est un argument en faveur de ceux qui contestent l'action des facteurs sociaux sur l'évolution de la prononciation ^ La formation et le renouvellement des mots^ dans les langues spéciales sont les mêmes, dans l'en- semble, que pour les langues générales. En exagé- rant l'idée sociologique de défense, de cohésion (tout inconsciente cependant) que manifeste la langue spéciale vis-à-vis du groupe social dont elle est l'organe, on a cru que certains tout au moins de ces langages étaient artificiellement fabriqués, notamment celui des malfaiteurs qui, on le conçoit, ont un intérêt de premier ordre de ne pas être compris des honnêtes gens. Sans doute, il semble bien exister dans quelques-uns de ces langages une certaine tendance cryptologique, mais dont il est très difficile de discerner des manifestations pré- cises, du moins jusqu'à l'époque moderne. Les pro- cédés de renouvellement sont les mêmes que dans la langue générale : tout au plus peut-on remarquer que tel ou tel est plus en faveur et a pris plus d'extension, comme le renforcement et la substi- tution des suffixes dans l'ar^'ot des malfaiteurs fran- . 1. Ci-dessous, p. 191. 12 134 LA PHILOSOPBIB DU LANGAGE çais — exactement comme dans l'argot des chau- dronniers du Val Soana. Si ces langues arrivent à être « secrètes » — elles le sont en réalité fort peu — ou plus exactement peu compréhensibles à la majorité, c'est par la force même des choses, par leur évolution naturelle due à des causes sociales et psychologiques, et non par la volonté des individus qui les emploient. Des procédés de création et de renouvellement plus conscients apparaissent à l'époque moderne. Le phénomène le plus aîicien est l'utilisation systé- matique de la métathèse, effectuée dès la fin du XVI' siècle par l'argot des malfaiteurs espagnols : chepo (pour pechn, poitrine), lepar (pelar, peler), taplo {plato, plat). L'origine de ces interversions semble due à des lapsus involontaires de mémo genre, qui se produisent parfois dans la conver- sation courante, et qui ont été imités et généralisés dans un but, cette fois, vraisemblablement cryptolo- gique. Un procédé analogue apparaît dans les argots des maçons savoyards, greffés sur le patois local (de Morzine, etc.), qui semblent de formation plus récente (chiplan pour planchx = plancher, znaco pour cozna = cuisine, etc.), — ainsi que dans l'argot anglais dos revendeurs, où on l'appelle back- slang. Au xix' siècle, assez timidement d'abord, l'anagramme fait son apparition dans l'argot des malfaiteurs français, mais n'atteint toute son am- pleur que dans l'argot assez récent des bouchers de la Villette, qui a donné son nom au procédé, le loucherbem (de boucher^) (ou largonji^ de jargon) : la consonne initiale, remplacée par un /, est rejetée HISTOIRE EXTERNE DES LANGUES 13? à la fin du mot et suivie d'une finale quelconque (« quarante » devient larantequé, « force » lor- cefé, etc.). C'est là une déformation artificielle, une fantaisie qui présente peu d'intérêt linguistique^ — de même que les abréviations systématiques d^ l'argot de Polytechnique et de Saint-Cyr^. Issues de la langue générale, les langues spéciales exercent en revanche sur elle une influence, un choc en retour plus ou moins important suivant leur nature. Nous avons vu le rôle d'intermédiaire qu'elles jouent pour l'importation des emprunts étrangers : ce n'est qu'un des aspects de leur action, qui s'exerce par la transmission de nombreux termes à la langue générale. C'est à elles que celle- ci fait appel pour tous les termes techniques dont elle a besoin, dans la mesure où tels objets, telles occupations se vulgarisent, viennent à intéresser l'ensemble des membres de la communauté, et tombent dans le domaine public, par feffèt du développement de l'instruction ou par l'organe de la littérature. Suivant les époques, on recherche ou on fuit les choses et les termes techniques. L'esprit classique du xvii^ siècle, en réaction sur ce point contre l'âge précédent, voulait une langue commune qui fût 1. Elle a été analysée dans \es Mémoires de la Société de lin- guistique, 1889, par M. Marcel Schwob et Georges Guieysse (Étude de l'argot français) qui ont eu le tort de ne pas voir que le procédé est de date récente. 2. Cf. Cohen, UArgot de Polytechnique. [Mémoires de la Société de linguistique, 1908). Albert Lévy et Pinet, V Argot de l'X fSainl-Cyr). 136 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE simple, apte surtout à traduire les sentiments et les idées générales; au contraire, la littérature du XL\* siècle, comme celle du xvi*, a puisé à pleines mains dans les termes techniques et les langues spéciales : le vocabulaire de Victor Hugo ou de Zola est beaucoup plus riche, et par suite plus mêlé, que celui de Racine ou de Bossuet. Le snobisme contem- porain éprouve une prédilection spéciale pour les termes techniques — sportifs, médicaux, artis- tiques, etc. — comme le pédantisme de la Renais- sance. Le besoin de la précision s'afïirme égale- ment de plus en plus. Ici encore les conditions sociales ligurent au pre- mier plan. Au moyen âge, époque où la chasse jouait un rôle prépondérant, le français a pris beau- coup de termes au langage de la fauconnerie, tels que abois, acharner, ahurir, appât, hagard, leurre, niais. De nos jours, c'est l'argot et le langage sportif qui nous envahissent. Le fourhesque et la cfermania, anciens argots de malfaiteurs, ont déversé une grande partie de leur vocabulaire en italien et surtout en espagnol. La langue française a emprunté un certain nombre de mots au vocabulaire des mate- lots et des pêcheurs, comme aborder, s'affaler^ arriver, dtnaarrer, rchouer; mais cet apport est beau- coup plus important chez des peuples essentiellement marins, comme les Anglais et les Portugais. Un mot élargit sa signification quand il passe d'un milieu plus étroit à un milieu plus étendu : les sens, qui se restreignent dans les langues spéciales, tendent à se développer, en revanche, quand les vocables techniques ou professionnels sont adoptés HISTOIRE EXTERNE DES LANGUES 137 par la langue générale. Ainsi l'expression du « cerf aux abois » s'étend aux débiteurs ou aux malfaiteurs aux abois : on ne pense plus aux aboiements de là meute, mais seulement à l'analogie de la bête et de l'homme traqués. De même la voiture démarre par comparaison avec le bateau, bien qu'elle n'ait pas d'amarres. Acharner, c'est mettre le faucon en appétit de chair : l'oiseau « acharné » s'attache voracement à sa proie — d'où le sens figuré actuel. La métaphore s'est souvent produite déjà dans la langue spéciale. C'est certainement chez des faucon- niers que se sont formés les sens actuels d'ahuri et de niais, les individus doués de ces défauts ayant été comparés, ceux-là au faucon auquel on a redressé les plumes de la hure (tête), celui-ci au jeune faucon sorti du nid et inexpérimenté. Les métaphores de ce genre s'expliquent d'elles-mêmes dans la langue spéciale, chacun tendant nécessairement à prendre ses points de comparaison dans les objets qu'il a le plus fréquemment sous les yeux. * * * Une langue évolue, elle est susceptible de se sec- tionner à l'infini : mais aucun idiome ne naît à pro- prement parler, puisqu'il dérive toujours d'un idiome antérieur. Par contre, l'histoire enregistre le décès d'innombrables langages qui sont sortis de la mémoire des hommes, qui ont disparu pour faire place à des rivaux plus heureux : la mort des uns est la contre-partie de la segmentation des autres. Des multiples idiomes parlés en Europe avant r;s noms de William Jones et de Golebrooke. 2. Grammaire comparée (1833-1849). i56r LA PHILOSOPHIE liL LA.N(.AGE noiiard, précurseur encore incertain, Diez met sur pied la linguistique des idiomes néo-latins ^ 11 sérail injuste de ne pas faire allusion aux vulgarisateurs, tels que Brachet-, qui communiquèrent un peu plus tard ces notions au grand public. Remontant dans le cours des âges, la jeune science, devenue ambitieuse, s'éprend de synthèses : elle veut fixer, avant d'en avoir approfondi les détails, les lois générales des évolutions, et déterminer l'origine du langage. Max Millier dégage les principes de r « altération phonétique », en montrant la contraction progressive des mots; Sayce pose, en serrant l'idée de plus près, la loi du moindre effort, empruntée à la mécanique : il croit à l'origine indivi- duelle des transformations du langage, propagées par voie d'imitation. A cette époque triomphe la théorie des « trois phases », d'après laquelle toutes les langues auraient passé au début par une phase agglutinative, pour traverser ensuite une étape flexionnelle et se fixer ensuite à un état analytique. Au delà de la phase primitive se posait le problème de l'origine du langage, que la science, de compte à demi avec la philosophie, discuta passionnément au milieu du xix'' siècle. S'opposant avec raison aux philosophes théologiens qui, comme de Bonald, voyaient dans le langage une révélation surnaturelle, Max Millier et Renan font remonter l'usage de la parole à un instinct qui, dans l'humanité primitive, aurait suggéré, pour chaque objet ou chaque idée, le même mot aux divers individus du même groupe, 1. Grammaire des langues romanes (1854). 2. Grammaire historique de la langue française (1869). LA GRAMMAIRE ET LES ÉTAPES DE LA SCIENCE lo7 — et qui se serait peu à peu atrophié, faute d'emploi. Cette théorie résultait d'une critique scientifique peut-être un peu superficielle et paraissait s'appuyer sur un certain nombre, de faits : elle faisait une grande place à l'onomatopée, l'harmonie imitative et le langage enfantin dans la formation des langues primitives. La racine flu, qui exprime l'idée de « couler », ne rappelait-elle pas, au début, le bruit du fleuve? Et la syllable ma, qui constitue le thème caractéristique du mot « mère » dans les langues aryennes primitives (sanscrit matar, grec dorien aocTirip, latin mater) ne se retrouve-t-elle pas dans la bouche des nouveau-nés pour appeler leur ma-ma{ /? ) (it. mamma etc.)? Malheureusement l'instinct est un postulat qui n'explique rien, pas plus pour l'origine du langage que pour la formation des flexions, dont Sayce voulait rendre compte par un inflexional instinct. Raisonnement aussi peu scientifique que celui de la médecine scolastique : « l'opium fait dormir, parce qu'il a une vertu dormitive », * * Vers 1870 se dessina chez les linguistes une réaction, de plus en plus accusée, contre les spécula- tions philosophiques, une défiance des synthèses précoces et des hypothèses trop vastes. On s'aperçut qu'à chercher l'origine du langage, on avait perdu beaucoup de temps autour d'un problème qui n'est pas du domaine de la science positive. Celle-ci, renonçant désormais à empiéter sur le terrain de la philosophie et à rechercher les causes premières, 14 158 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE devient rigoureusement phénoméniste. Schleicher détourna définitivement, semble-t-il, les successeurs de Bopp, de ces spéculations stériles, en leur mon- trant que l'étude des langues indo-européennes ne pouvait aboutir qu'à la reconstitution d'un idiome primaire, souche de tous les autres — et que précisa encore Ferdinand de Saussure. — Encore la linguis- tique moderne, de plus en plus prudente, déclare- t-elle aujourd'hui hypothétique cette reconstitution de l'indo-européen. On s'aperçut en même temps que le langage était beaucoup plus ancien qu'on ne l'avait supposé d'abord, et il fallut bientôt renoncer à la théorie « des « radicaux primaires » au delà desquels il n'y avait plus rien »', L'indo-européen primitif, qu'on avait considéré uniquement comme un point de départ, peut être envisagé désormais comme le point d'abou- tissement d'une multiplicité d'évolutions antérieures. La théorie des trois phases est transformée : les langues, entraînées par une évolution perpétuelle et cycloïde, traversent les diverses étapes sans s'arrêter jamais, pour revenir de l'état analytique à l'état agglutinatif. L'histoire linguistique est un perpétuel recommencement, et le français actuel, par les flexions verbales qu'il prépare, répète les modes de formation analogues du grec préhistorique *. Au même moment, la linguistique rompt défini- tivement avec la grammaire dont elle était sortie, en répudiant tout but didactique, en affirmant l'im- passibilité du savant, qui, devant le langage comme 1. Victor Henry. 2. Ci-dessous, p. 224. LA GRAMMAIRE ET LES ÉTAPES DE LA SCIENCE 159 devant tous les phénomènes de la nature, n'a pas à enseigner et à conseiller, mais à observer et à rendre raison des faits. « Nous apporterons à ces études, autant que possible, — déclarait Gaston Paris* — la disposition d'esprit que demandent les sciences naturelles, cherchant non à juger ni à prouver^ mais- à connaître et à comprendre, rassemblant soigneu- sement les faits, les groupant d'après leur analogie et leur importance, et laissant se dégager de leur rapprochement seul la vérité qu'ils démontrent ou l'hypothèse qu'ils suggèrent. Nous ne chercherons rien au delà. » ^ Une autre caractéristique de l'orientation scien- tifique, qui s'accuse davantage avec le dernier tiers du xix* siècle, c'est la spécialisation tou- jours croissante des recherches linguistiques. Cur- tius se cantonne dans le grec, Corssen dans le latin. Un champ d'observation de plus en plus vaste s'ouvrant à la curiosité des savants, il devient désormais impossible d'embrasser l'ensemble des connaissances linguistiques. Aux langues indo-euro- péennes classiques viennent se joindre l'arménien,, l'ancien persan, le vieux slave, le celtique; l'étude des langues modernes se développe et va bientôt se compliquer de l'étude des patois. La famille sémitique est étudiée à son tour et synthétisée par Benfey, puis les familles fînno-ougrienne. chinoise, bantoue ; tous les idiomes des populations primitives des deux mondes apportent leur contingent précieux d'observations et de faits. 1. La poésie du moyen âge, p. 37. 160 I.A PHILOSOPHIE DU LANGAGE Les esprits les plus synthétiques et les pluç puissants doivent se restreindre à un groupe plus ou moins vaste — langues indo-européennes an- lifunes. langues romanes, germaniques, celtiques. Lm plupart concentrent leurs efforts sur un ou quel- (jues langages étroitement délimités dans l'espace et le temps. Spécialisation nécessaire, éminemment fructueuse et venue à son heure. Le champ d'explo- ration était si vaste que, pour procéder à un défri- chement méthodique, force était d'appliquer une division du tiavail rigoureuse. Il ne saurait être question de résumer en quelques liages la production scientifique considérable qu'ont vue éclore. sur un si vaste domaine, les quarante dernières années. Nous dégagerons seulement les idées générales et les orientations les plus caracté ristiques. CHAPITRE II Les neo-grammairiens j la phonétique et l'étude des patois. Les théories des néo-grammairiens : la constance des lois pho- nétiques et le rôle de l'analogie ; les résultats pour la science ; les adversaires, les objections. — Le développement de la phonétique; Tétude des patois : la question des dialectes; le rôle de la dialectologie; la phonétique expérimentale. Les théories des néo-grammairiens marquent une phase décisive dans l'histoire des idées. C'est à partir de ce moment que la linguistique a pris défini- tivement conscience d'elle-même et a pu prétendre au titre de science, en prenant rang à côté de la physique et de la biologie. Whitney se plaignait en 1875 que les linguistes allemands, confinés dans l'observation des faits, négligeaient la théorie, les idées d'ensemble, et n'avaient pas de doctrine : cette doctrine, les néo-grammairiens l'ont dégagée. C'est en 1878 que Brugmann et Osthoff, précédés par Leskien, approfondirent et dégagèrent nettement le concept de loi linguistique, qui existait déjà chez la plupart des linguistes à l'état plus ou moins cons- cient. Bopp comme Diez et leurs élèves avaient bien posé des lois, ou des principes qui présidaient à l'évolution des phénomènes : mais ces lois man- 14. 162 LA PHILOSOPHIE iSr LANGAGE quaient de rigueur, et, comme les anciennes « règles » des grammairiens, laissaient subsister à côté d'elles et en dehors d'elles beaucoup d'exceptions inexpli- quées et injustifiées. L'originalité profonde de l'école allemande des néo-grammairiens fut de donner à la loi linguistique une valeur précise et scientifique qui l'assimi-la désormais aux lois établies par les autres sciences de la nature. Ce moment est capital dans l'histoire de la science. Les deux principes essentiels que posent les néo- grammairiens sont la constance [Ausnahmslosig/xeit) des lois phonétiques, et l'analogie, principe des évolutions sémasiologiques. Et ici s'affirme l'opposition irréductible entre la loi de la linguistique moderne et la rùgle de l'an- cienne grammaire. Celle-ci admettait des exceptions arbitraires et immotivées ; elle se proclamait en outre immuable ; sortie à l'origine de l'usage, elle avait vite prétendu à le régenter. La loi au contraire constate les rapports de nécessité qui régissent les évolutions des phénomènes ; elle est relative à une époque et à une langue données ; mais dans son domaine elle n'admet aucune exception, elle est absolue comme doit l'être tout rapport de causa- lité. — Les phénomènes réunis jadis sous le nom d'exceptions appartiennent à des catégories bien distinctes. Ou bien on n'avait pas déterminé avec assez de précision les conditions des phénomènes et on n'avait pas vu que des lois secondaires se gref- faient sur la loi principale. Ou bien l'exception apparente résulte d'un trouble causé par des actions analogiques. Ou enfin la prétendue exception n'a NÉO-GRAMMAIRIENS, PHONÉTIQUE ET PATOIS 163 rien de commun, par la formation, avec les phéno- mènes prévus par la loi ^ : il est bien évident, par exemple, que les mots de création savante ou d'ori- gine étrangère ne peuvent obéir aux lois phoné- tiques 2 qui, avant l'époque de leur formation, ont modifié les mots populaires. Avec la nature des lois, les néo-grammairien& s'attachèrent à pénétrer la cause des évolutions. Les premiers, ils démontrèrent que les modifications des sons du langage ont leur source dans une cause ^t physiologique, et résultent, suivant leur formule \ concise, du « déplacement du sens musculaire » J (Hermann Paul). Par là ils ouvraient les voies à la phonétique expérimentale. L'élément physiologique introduit à la source des évolutions phonétiques s'alliait à merveille avec la rigueur des lois, dont il explique la nécessité. Système remarquablement cohérent, que vient compléter le rôle dévolu à l'analogie, considérée comme le facteur primordial de tous les changeinents sémantiques. C'était proclamer en outre que ces phé- nomènes sont inconscients comme les précédents^ et montrer que toutes les évolutions du langage s'effectuent en dehors de la volonté humaine. En creu- sant encore l'idée, on trouvait que l'association des idées conditionnait tous les phénomènes analogiques. De telles théories devaient susciter de vives criti-» ques. L'inconscience de toutes les transformatioit 1. Pour tout ceci, voir le livre suivant, chapitre IV. 2. Ainsi les mots savants en al ont été introduits après l'époque où la phonétique amenait à aus [aux) les pluriels ea als : beaucoup ne furent pas assimilés. 164 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE linguistiques ne pouvait être admise d'emblée par les philosophes, qui avaient classé — un peu à la légère semble-t-il — les faits du langage, en bloc, parmi les phénomènes conscients. Elle souleva peu d'objections chez les spécialistes : elle présentait d'ailleurs surtout un intérêt théorique,, comme la cause physiologique des évolutions des sons. En revanche la constance des lois phonétiques avait une importance capitale pour l'avenir de la -cience. Accueillie avec beaucoup de sympathie, la nouvelle théorie gagna rapidement du terrain. Dans le domaine des langues romanes, Gaston Paris, pas- sant de la théorie à la pratique, prouva par un exemple frappant, emprunté à l'histoire du français, la constance des lois phonétiques : il examina tous les mots du français — travail considérable — dans lesquels la syllabe tonique provient d'un ô libre latin, et il montra que dans tous ces mots, sans en excepter un seul, la voyelle latine a abouti à eu, — en lais- sant en dehors les lois secondaires qui produisent des divergences dans des conditions phonétiques très précises, et les altérations provoquées par l'analogie. Celte démonstration eut un grand reten- tissement, et la constance des lois phonétiques ne tarda pas à être admise par la grande majorité des linguistes. Il y eut cependant des adversaires, plus ou moins irréductibles, parmi lesquels on peut distinguer trois tendances principales. L'école italienne, avec Ascoli, que nous retrouve- rons à propos des patois, s'attachait spécialement aux classifications des groupes et aux critériums NÉO-GRAMMAIRIENS, PHONÉTIQUE ET PATOIS 165 ethniques. Sur ce dernier terrain, elle pouvait opérer facilement sa jonction avec l'école allemande, les causes physiologiques des évolutions des sons pou- vant être expliquées, en dernière analyse, par des hypothèses ethniques. Mais cette direction ne fut pas suivie, et l'orientation ethnographique d'Ascoli devait faire, au contraire, de ses adeptes les précur- seurs du mouvement sociologique actuel. L'école anglaise, utilitaire en linguistique comme en philosophie, s'oppose nettement, avec Sayce et ses disciples, aux théories de néo-grammairiens. Tandis que ceux-ci aboutissent à proclamer la for- mation collective du langage, les Anglais soutien- nent l'origine individuelle des phénomènes, même des modifications phonétiques, et leur généralisa- tion par voie imitative. Le passage suivant, par lequel Sayce prétendait expliquer les lois de Grimm qui dominent la phonétique germanique, est parti- culièrement caractéristique : « Un accident peut avoir rendu une prononcia- tion particulière de quelque lettre (52c) prédominante dans Tune des branches de la famille aryenne. Quand cette prononciation fut établie dans les mots les plus communément employés, ou dans la majorité de ces mots, ou qu'elle se fut imposée au goût popu- laire par sa facilité ou par quelque autre raison, elle fut étendue graduellement à tous les autres cas du vocabulaire. Nous pouvons ici nous rendre compte de l'uniformité remarquable et de la régularité dans la permutation des sons que l'on remarque chez le» diverses langues du groupe aryen ^. » 1. Pj-incipes de philologie comparée, p. 235 itrad. Jovy) 166 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE La conclusion est au moins inattendue et contraste singulièrement avec les prémisses. Le fait qu'un homme de la valeur de Sayce semblait confondre encore la lettre avec le son prouve à quel point les Anglais, jusqu'à nos jours, ont montré de la répu- gnance pour la phonétique. De son côté, Whitney — avant les néo-grammai- riens, il est vrai * — proclamait que les évolutions phonétiques sont régies par le « principe d'éco- nomie », la « loi de commodité » et, parlant des chan- gements des sons, déclarait qu'une société « qui eût pu en c/ioûrr d'autres », a « voulu choisir ceux-là ». Ce ne sont pas là les pages de la « Vie du langage » qui ont le moins vieilli. M. Sweet, sans abandonner les théories essen- tielles de Sayce et de Whitney, les a mises au point-, mais il ne répudie, pas plus que M. Jespersen, linguiste danois de la même école^, ni l'origine individuelle des évolutions, ni l'idée de progrès, qui est commune aux Anglais et à l'ancienne école française. Le champion de la résistance aux néo-grammai- riens fut en France M. Bréal, mais ce ne fut pas un adversaire irréductible et systématique. Avec une grande pénétration de jugement, M. Bréal saisit les points faibles et forts de la théorie allemande. Il jeta du lest sur la phonétique, qu'il abandonna peu à peu, quoique avec regret, aux défenseurs de la 1. La Vie du langage (1875). 2. An history of english soimds; The practical study of language. 3. Progress of language (1894). NÉO-GRAMMAIRIE\S, PHONÉTIQUE ET PATOIS 167 constance des lois, pour se retirer dans le domaine, plus facile à défendre, de la sémantique (qui lui doit son nom). Sur ce terrain, il put lutter, avec plus de chance de succès, en faveur de la perfectibilité qui conditionne, suivant lui, les transformations du lan- gage, et contre l'inconscience des phénomènes. La volonté, dans cette théorie, joue donc un rôle important dans les changements sémasiologiques : mais c'est une « volonté obscure », bien proche, somme toute, de l'inconscience. Il n'y a plus, entre les deux conceptions, qu'une différence de degré, et les systèmes adverses sont plus près de se concilier qu'on ne pourrait le supposer de prime abord. L'école de M. Bréal, qui remplace la rigueur aveugle des lois par des tendances générales, dérive en somme, par évolution, de l'ancienne grammaire, vis-à-vis de laquelle les néo-grammairiens avaient coupé les ponts. Elle s'est instruite aux progrès de la science, mais elle a conservé, de ses devanciers, un héritage important d'idées et de tendances. Elle estime encore qu'une langue est perfectible ; les modi- fications qu'elle subit sont des améliorations provo- quées par les efforts rationnels des sujets parlants qui sont dirigés, avec plus ou moins de conscience, vers le « mieux ». Par suite les linguistes de cette école ont accordé une importance prépondérante aux œuvres des écrivains, qui, à chaque époque, réalisent ce mieux vers lequel la langue doit tendre. A l'opposé, les néo-grammairiens, se plaçant exclusivement sur le terrain scientifique, ont pro- clamé la nécessité et l'inconscience des phénomènes linguistiques ; il n'y a ni perfectionnement, ni déca- 168 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE dence dans l'évolution des langues, qui échappent à rinfluence de la réflexion et de la volonté. Si la ques- tion de l'inconscience mérite une discussion appro- fondie, en revanche il n'a pas été difficile de prouver que le prétendu progrès des langues est un mythe. On n'en est plus à compter les formes utiles qui se perdent, comme le passé défini en français, comme destre et senestre que « droit » et « gauche » ont si imparfaitement remplacés, au prix d'am- phibologies : comparez « je vais tout droit » et « je vais à droite » ; « cet homme est gauche », « il tourne à gauche » ; dans l'ancienne langue, destrr et senestre étaient réservés aux seconds sens, et si l'uti- lité, à défaut de la logique, régissait les phéno- mènes du langage, on n'aurait jamais eu recours au même mot pour désigner deux directions différentes (tout droit, à droite). Toute langue est embarrassée d'une pléthore de synonymes inutiles. Quelle peut être l'utilité des changements de déclinaison? des fausses perceptions? des substitutions de suffixes? Même comme instrument de littérature, on ne voit pas qu'on ait progressé depuis le grec de Sophocle et de Platon. Ce sont ces derniers principes qui ont triomphé rapidement, en France et en Allemagne, avec la fin du xix' siècle. * Les néo-grammairiens devaient être avant tout des phonéticiens, car c'est dans le domaine des sons que leurs théories correspondaient le mieux à l'explication des phénomènes. NfO-GRAMMAlRIENS, PHONÉTIQUE ET PATOIS 169 La phonétique fut créée par le xix* siècle ; séparée de la morphologie par la grammaire compaj:*ée, elle devint rapidement une science spéciale, tandis que les phénomènes flexionnels et syntaxiques, plus anciennement catalogués cependant, et auxquels était venue s'ajouter la masse complexe des faits lexicologiques, devaient attendre encore longtemps leur synthèse. Auparavant, la véritable nature des évolutions phonétiques avait échappé aux linguistes qui les considéraient volontiers comme des phéno- mènes plus ou moins exceptionnels, spéciaux à certaines époques de « décadence » ou de « forma- tion » : on reconnaît là l'influence de l'ancienne grammaire. Voici, par exemple, comment s'expri- mait Max MûUer, qui, tout en ayant bien dégagé la loi générale de Valtération — on dirait aujourd'hui \ évolution phonétique — marque cependant, à ce point de vue, un recul sur Bopp et Grimm : L'altération phonétique « corrompt et détruit non seulement la forme, mais la nature même des mots. Une langue où l'altération phonétique com- mence à se montrer, perd immédiatement ce que nous avons regardé comme le caractère le plus essentiel de toute langue, à savoir que chacune de ses parties ait une signification... Nous sommes accoutumés à appeler ces changements l'évolution naturelle du langage; mais il serait plus exact de leur donner le nom de dépérissement ' ». Les néo-grammairiens montrèrent au contraire comment l'évolution phonétique était un facteur 1. Leçons sur la science du langage, î, 48. 15 170 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE essentiel et toujours agissant de la vie du langage. M. Paul Passy peut être considéré comme un des phonéticiens les plus remarquables qui aient tenté un eflbrt de synthèse^. Mais on se heurta, dans l'analyse de ces phénomènes, à des difficultés de toute sorte que ne pouvaient résoudre les anciens procédés de recherches, appuyés uniquement sur l'histoire et la comparaison des langues littéraires, sur l'interprétation presque exclusive des textes. 11 manquait aux linguistes, comme beaucoup le recon- naissaient hautement 2, le contact avec le langage vivant. Leur connaissance des formes dialectales était imparfaite et de seconde main ; leurs notions de phonétique physiologique et physique étaient rudimontaires. La première lacune va être comblée par la dialectologie; la seconde, un peu jiius tard, par la phonétique expérimentate. Il est caractéris- tique que Gaston Paris ait demandé (et obtenu) la création de ces deux enseignements : l'étude des patois à l'École pratique des Hautes Études (1881), le laboratoire de phonétique, quelque vingt ans plus tard, au Collège de France. L'étude méthodique des patois et la controverse classique sur la question des dialectes — contem- poraine des premiers travaux des néo-grammai- riens — marquent une nouvelle étape dans les con- quêtes de la science. Bien qu'elle ne nourrît plus à l'égard des parlers populaires les mêmes motifs d'aversion que l'ancienne grammaire, la linguistique les avait négligés longtemps. Il y avait d'ailleurs 1. Etude sur les chançiements phonétiques, 1890. 2. Abbé RoussELOT, Gaston Paris, pp. 11-12. NÉO-GRAMMAIRIEXS, PHONÉTIQUE ET PATOIS ITl tant de matériaux à recueillir et à analyser dans les langues littéraires 1 D'autre part, l'étude dts patois nécessitait l'enquête directe, et on conçoit que les linguistes, hommes de cabinet, aient préféré longtemps (et généralement encore) les travaux de bibliothèque aux recherches dialectologiques à tra- vers les campagnes. C'est encore aux environs de 1870 que naquit la dialectologie scientifique avec les premiers travaux de Cornu et d'Ascoli, dont les Saggi ladini mar- quent une date. Dès le début se posa une question de principe, qui provoqua une polémique retentis- sante entre Ascoli et M. Paul Meyer. — la question des dialectes. Dans une masse linguistique homo- gène comme celle des langues germaniques ou des langues romanes (l'îlot roumain mis à part, existe- t-il des subdivisions précises, des dialectes suscep- tibles d'être nettement délimités? Les esprits curieux et les érudits locaux (ils avaient été nombreux) qui s'étaient occupés des patois pendant les deux premiers tiers du xix^ siècle, avaient travaillé de confiance sur l'idée tradition- nelle de dialecte, qu'ils n'avaient même pas songé à discuter, ni d'ailleurs à approfondir. On croyait volontiers que la diversité des idiomes se présentait en raison des anciennes divisions politiques, que chaque province ou chaque duché avait son dialecte, ( omme son organisation administrative ou financière. Et comme on n'envisageait guère que le parler popu- laire du chef-lieu ou des environs, on trouvait en effet, d'une région à l'autre, des types d'idiomes qui paraissaient bien distincts les uns des autres. 172 LA Plin.OSOPHIE DU LANGAGE La phonétique renversa vite ce château de cartes, dès qu'elle s'efforça de tracer des limites. En effet, c'est par leur système de sons que les différents dialectes diffèrent le plus les uns autres, c'est par là qu'il allait être le plus facile de les délimiter et de les classer. Or, aussitôt qu'on voulut établir des frontières phonétiques, on s'aperrut que sur aucun point ces limites ne coïncidaient entre elles — selon le caractère choisi — mais qu'elles chevauchaient toutes les unes sur les autres, se suivant, se croi- sant, s'entrecoupant à l'infini. Même entre deux groupes de dialectes, aucune limite n'existe. MM. de Tourtoulon et Bringuier, partis de l'em- bouchure de la Gironde pour tracer une frontière entre la langue d'oïl et la langue d'oc, entre les patois français et provençaux, durent réduire rapi- dement le nombre des caractères sur lesquels ils se fondaient, jusqu'à deux, jusqu'à un seul — ce qui ramenait leur tracé à une limite phonétique. Arrivés au nord du Puy de Dôme, l'un des deux collabo- rateurs étant mort, l'autre, découragé par des diffi- cultés insurmontables, abandonna l'œuvre impos- sible qui, depuis, n'a jamais été reprise. Ascoli essaya de réhabiliter l'idée du dialecte en fondant sa classification, non sur des idées a priori mais sur l'observation, sur des caractères linguis- tiques, voire ethniques et sociaux. Il créa ainsi un groupe franco-provençal dans la région alpestre*, — dénomination commode et qui est encore assez 1. Ce groupe comprend approximativement (puisqu'il na pas de limite précise) le Forez, le Lyonnais, une partie de Vlsère, la Savoie, l'Ain, une partie de la Franche-Comté, la NÉO-GRAMMAIRIENS, PHONÉTIQUE ET PATOIS 173 employée, mais à laquelle on n'attribue plus qu'une valeur de nomenclature, de désignation géogra- phique sans corrélation avec un groupe rigoureuse- ment précis. Telle n'était pas la pensée de l'auteur, qui appelait le franco-provençal « un type idioma- tique » qui « atteste sa propre indépendance histo- rique ». Pour lui, les dialectes constituent « un tout continu dans l'ordre géographique » et on doit en « déterminer rigoureusement les frontières extrêmes »*. A quoi M. Paul Meyer répondit victorieusement qu'il ne servait à rien de constituer un dialecte d'après un certain nombre de traits linguistiques, puisque aucun de ces caractères n'a exactement la même limite. De son côté. Gaston Paris posait avec force la même théorie, qui avait été entrevue par M. Schuchardt, et qui triompha rapidement. Il faut, disait-il, « formuler une loi qui, toute néga- tive qu'elle soit en apparence, doit renouveler toutes les méthodes dialectologiques : cette loi, c'est que dans une masse linguistique de même origine comme la nôtre, il n'y a réellement pas de dialectes ; il n'y a que des traits linguistiques qui entrent res- pectivement dans des combinaisons diverses, de telle sorte que le parler d'un endroit contiendra un certain nombre de traits qui lui seront communs, par exemple, avec le parler de chacun des quatre endroits les plus voisins, et un certain nombre de Suisse romande, la vallée d'Aoste et ses alentours. Ces dialectes ont — grosso modo — un vocalisme qui les rapproche du pro- vençal, et un consonanlisme qui les apparente au français. 1. Archivio glottologico, t. III, p. 61. 15. 1/4 LA PHILOSOPHIE DU LANfi AGE traits qui différeront du parler de chacun d*eux ». Inspirée par la nouvelle méthode, la dialectologie s'est développée rapidement, spécialement en ce qui concerne les patois romans et germaniques ; il est bien peu de linguistes contemporains qui ne se soient pas formés, plus ou moins, à son école. Ces recherches offrent en effet ce précieux avantage, de, fournir toujours — et pendant longtemps encore — des terres vierges à explorer, et de donner ainsi l'oc- casion aux jeunes esprits d'appliquer à la matière vivante la méthode enseignée par les maîtres, de développer leur esprit critique et le goût de la re- cherche personnelle. De nombreuses monographies, des études comparatives sur de petites régions ont été exécutées avec toute larigueur delà méthode scienti- fique, en France, en Allemagne, en Italie; des ma- tériaux importants ont été recueillis dans des glos- saires, par des travailleurs locaux, sous la [direction des linguistes; des atlas linguistiques et dialectolo- giques, premières œuvres d'ensemble — à la tète desquels il faut citer celui de la France — ont été menés à bonne fin dans plusieurs pays. Le champ de l'observation s'est trouvé ainsi élargi dans des proportions considérables. La pho- nétique comme la sémantique ont trouvé dans les patois une abondance et une richesse de matériaux susceptibles d'éclairer maint problème de la lin- guistique générale, et qui sont loin d'être tous mis en valeur. Il n'est plus possible aujourd'hui de trai- ter une question quelconque du langage en faisant 1. Bulle ti7i de la Société des Parlera de France, n» 1, p. 4. NÉO-GRAMMAIRIENS, PHONÉTIQrE ET PATOIS 175 abstraction des documents dialectologiques. C'est en faisant appel aux patois, en joignant à une informa- tion historique et philologique très sûre une con- naissance étendue des formes et des termes dia- lectiques actuels, que M. Antoine Thomas, grâce à une méthode rigoureuse, a rénové la science éty- mologique romane et retrouvé les titres d'origine et la filiation d'une foule de termes français et pro- vençaux i. C'est la phonétique qui a créé la dialectologie, et tous les dialectologues ont dû être au début des phonéticiens, car il est impossible de faire aucune étude sur un patois sans avoir déterminé au préa- lable son système de sons et l'avoir situé dans l'évo- lution générale de son groupe. Mais ensuite deux orientations s'accusent, deux tendances, que peu- vent symboliser les noms de M. Gilliéron et de M. Rousselot. Les uns ont vu dans la phonétique la première étape nécessaire, mais qui n'est à leurs yeux ni la plus importante, ni la plus digne d'intérêt. L'his- toire des analogies et la vie des mots les attirent par leur difficulté et leur complexité même : car si, dans l'état actuel de la science, la monographie phonétique d'un patois ou la carte phonétique d'une région est devenue une chose relativement aisée, qui demande simplement du temps et de la mé- thode, en revanche les évolutions morphologiques, l'histoire des sens, la lutte et la répartition des mots soulèvent nombre de problèmes sémantiques 1. Essais de philologie française (1897), Nouveaux essais (1904), Mélanges d'êtymologie française (1902). 176 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE el sociaux qui restent encore irrésolus. La nouvelle méthode de géographie linguistique^, créée par M. Gilliéron, et qui s'annonce déjà comme particu- lièrement féconde, répond à ce besoin et permet do partir à la conquête de ce nouvel inconnu. Et par là l'école de M. Gilliéron rejoint les psychologues et les sociologues dont nous parlerons bientôt. Au contraire, pour M. Rousselot et son école, les patois ne sont qu'un intermédiaire permettant d'ap- profondir les connaissances phonétiques. Par le nombre considérable de matériaux vivants qu'elle a pu réunir, la dialectologie seule a permis à la pho- nétique expérimentale de se constituer. La dialectologie a présenté en outre l'avantage considérable d'aider à l'autonomie de la linguistique, qui a été longtemps aux ordres de la philologie, après avoir été l'esclave de la grammaire. Elle a montré que les documents fournis par les textes et les lan- gues littéraires sont bien peu de chose à côté de la multitude de ceux qu'elle a révélés : points de repères précieux dans l'histoire des langues, mais sur lesquels il ne faut pas s'absorber exclusivement sous peine de stériliser l'avenir de la science. Elle a rappelé avec force, — en déshabillant brutalement les mots, transcrits désormais, pour la nécessité de la recherche scientifique, par une graphie stricte- ment phonétique- — que l'écriture est une notation imparfaite de la parole, dont il faut toujours se défier, eût-elle l'auréole vénérable de l'antiquité; elle a affirmé à nouveau la prééminence du langage parH 1. Ci-dessous, p. 272. 2. Cf. p. 34. NÉO-GRAMMAIRIEXS, PHONÉTIQUE ET PATOIS 177 et vivant, le seul qui doive compter aux yeux de la science. Et sur ces divers points, la phonétique expérimentale va renforcer encore son œuvre. > Nous aurons l'occasion de parler en détail de cette nouvelle branche de la science, qui consiste bien moins en une expérimentation qu'en une réno- vation complète des procédés d'observation phoné- tique. En substituant la précision des instruments, des appareils inscripteurs à l'imperfection de l'o- reille, elle a renouvelé la base même de la phoné- tique. Les organes de la parole et leur fonctionne- ment sont désormais étudiés dé près à l'aide de données anatomiques et physiologiques, tandis que les sons, analysés par les procédés physiques de l'acoustique , sont traduits en vibrations et en courbes mathématiquement déterminées. Préparée par le physiologiste Marey, la phonétique expéri- mentale a été créée par M. l'abbé Rousselot, que Gaston Paris avait orienté vers ces nouvelles recher- ches : sa thèse sur les « Modifications phonétiques du langage dans le parler d'une famille de Celle- frouin » (1892) est une nouvelle date dans l'évolution de la linguistique. Autour du maître s'est formée toute une pléiade de travailleurs qui ont perfec- tionné de leur côté la méthode, et la phonétique expérimentale a acquis en peu de temps une telle importance qu'elle est dever^ie à son tour une science presque autonome. Les remarquables travaux de E.-A. Meyer méritent également une mention spéciale. CHAPITRE III Les psychologues et l'orientation sociologique. La psychologie du langage, de Whitney à Wundl : vie du lan- gage et vie des mots. — Les idées linguistiques des socio- logues contemporains; le rôle de Tiniitation ; les phéno- mènes sociaux du langage. — La réaction contre les théories des néo-grammairiens ; les néo-linguistes; les causes sociales des évolutions linguistiques. — Le retour aux synthèses; les lois générales; la philosophie du langage. Parallèlement aux phonéticiens, des linguistes de tendances différentes ont poursuivi leurs recherches sur les phénomènes psychiques du langage, les évolutions des sens et la vie des mots. Ici aucune révolution n'est à noter, semblable à celle qu'ont provoquée, dans le domaine voisin, les théories des néo-grammairiens et l'apparition de la phonétique expérimentale. La sémantique s'est développée len- tement, par étapes successives. C'est chez les Anglo-Américains, si médiocres phonéticiens, qu'il faut chercher les premiers bons travaux de sémantique. Les ouvrages de AYhitney marquent une orientation intéressante ; sa Vie du langage (1875), comme ses précédentes études*, font une part infime à l'évolution des sons. Par 1. Langage et étude du langage, 1867. PSYCHOLOGUES ET ORIENTATION SOCIOLOGIQUE 179 contre, l'auteur est pénétré de l'idée d'évolution ; fortement influencé par Darwin, il a vigoureuse- ment accusé les rapports entre la linguistique et la biologie, — rapprochements dont on a un peu abusé après lui, et que les néo-grammairiens ont sévère- ment qualifiés d' « oripeaux voyants ». Ramenées à leur juste valeur, les idées de « vie du langage », de « vie des mots » ont été pourtant très fécondes, et la théorie suivante des classifications est particu- lièrement juste : Le linguiste d'autrefois « prenait bien le même point de départ : la ressemblance ou l'analogie de forme ou de sens, qui se trouve entre les mots ; mais son travail était irrémédiablement imparfait ; c'est qu'il était guidé par des similitudes qui n'existaient qu'à la surface ; qu'il ne tenait point compte de la diversité essentielle, cachée sous ces apparentes ressemblances, et qu'il faisait comme le natura- liste qui comparerait et classerait ensemble les feuilles vertes, le papier vert, les ailes vertes des insectes et les minéraux verts*. » Mais les rapprochements hardis avec les sciences naturelles, et qui faisaient image, devaient effarou- cher les philologues rigoristes, par exemple quand Whitney affirmait : « Il n'y a point de branche de l'histoire qui se rapproche tant des sciences natu- relles que la linguistique... Une agglomération de >ons venant à former un mot est presque autant une entité objective qu'un polype ou qu'un fossile. On peut la déposer sur une feuille de papier, comme 1. La Vie du langage, p. 257. 1^0 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE une plante dans un herbier, pour l'examiner à loisir »^ Il y a là autre chose que des métaphores et des phrases à effet, car les diverses sciences de la vie ont entre elles des rapports nécessaires, qu'il est utile de confronter pour l'élaboration de la doctrine et de la méthode. Whitney a. d'ailleurs, apporté aussi d'utiles contributions sur des points spéciaux. Si son point de vue est à peu près exclusivement psychologique 2, s'il n'envisage le langage que comme « rap[)areil de la pensée », en revanche, il a insisté sur l'apprentissage du langage à chaque génération, qu'on semblait un peu perdre de vue. Une langue, dit-il, ne se crée pas et ne se transmet pas : elle s'apprend à chaque génération. L'acquisi- tion de sa propre langue est une opération sans fin. Plus tard, Victor Henry opposera le langage appris (par l'école), et le langage transmis (appris par l'enfant de la bouche de la mère) : distinction capitale, bien qu'il s'agisse de deux modes différents ociété de linguistique^ 1889). 5. Uargot ancien (1907). PSYCHOLOGUES ET ORIENTATION SOCIOLOGIQUE 187 férenciation des langues spéciales en raison des milieux sociaux. Les sociologues ont contribué, en outre, à faire approfondir par les linguistes le concept d'imitation, Qu'imite-t-on et qui imite-t-on ? Cela dépend de bien des facteurs, parmi lesquels l'âge de l'individu vient en première ligne, puis les conditions linguistiques et sociales. L'enfant, dans son jeune âge, imite le langage de sa mère dans ses détails et dans son ensemble : prononciation, forme et sens des mots, associations d'idées conditionnant le système mor- phologique. Mais, une fois adulte, l'homme a son langage bien constitué, et il n'imite que rarement et dans des conditions bien déterminées. Entre deux idiomes voisins, de même hiérarchie sociale — deux parlers populaires ou deux langues littéraires, — l'emprunt se bornera à des mots et à peu de mots. L'échange lexicologique est plus grand entre deux langues coexistant sur le même territoire : mais, même dans ce cas. l'influence phonétique ou mor- phologique d'un parler sur l'autre est rarement démontrée. — D'ailleurs, peut-on proprement parler d'imitation quand il s'agit de phénomènes incons- cients? L'influence de la sociologie a attiré l'attention des linguistes sur les caractères nouveaux que pré-* sentent certains phénomènes du langage dans les langues contemporaines. Sous l'influence de l'école, de la famille, du livre, on cherche à bien parler : la réflexion et la volonté jouent désormais leur rôle et viennent limiter, dans l'évolution des phéno- mènes, le domaine de l'inconscient. Les influences 188 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE littéraires, le choc en retour de l'écriture doivent également être pris en considération*. Mais si les néo-grammairiens avaient eu tort de négliger ces faits, il serait, en revanche, bien plus dangereux do vouloir projeter le présent sur le passé et d'expliquer des évolutions anciennes et normales par des phéno- mènes modernes très spéciaux, — comme M. Marcel Schwob, qui voulut rendre compte de l'argot du xv'= siècle par les anagrammes du /owc/terôer/i actuel 2. Enfin, la sociologie donne à la science du langage de nouvelles sources d'information et des points de comparaison précieux^. * * * Même chez les linguistes s'est manifestée, depuis quelques années, une certaine réaction contre le rigorisme des néo-grammairiens, jugé dans certains cas un peu étroit et excessif. Dans la complexité infinie des évolutions, jusque dans le domaine de la phonétique, il y a des phénomènes qui échappent à l'inflexibilité des lois : le langage a une souplesse, il présente des accidents qui ne peuvent pas être toujours réduits en formules. La phonétique du lan- gage enfantin est toute spéciale, et, même dans le langage normal, certains mots, nous l'avons vu, telles les formules de politesse, devancent les évo- 1. Cf. A. Dauzat, La vie du langage, 4* partie (Les phéno- mènes littéraires). 2. Mémoires de la Société de Linguistique, 1889, Etude sur Vargot français. 3. Ci-dessous, pp. 253 et suiv. PSYCHOLOGUES ET ORIENTATIOX SOCIOLOGIQUE 189 lutions phoniques ou reçoivent des abréviations inexpliquées. On s'est aperçu, d'un autre côté, qu'il y avait quelque chose à retenir dans la théorie dialectale d'Ascoli. Sans doute, il n'existe pas, comme le croyait le maître italien, des dialectes aux frontières rigoureusement déterminées; mais il n'est pas exact de prendre le contre-pied de la théorie en assurant, comme Gaston Paris, qu'un territoire linguistique est comparable à une tapisserie aux teintes uniformément dégradées. L'étude minutieuse des faits a montré que la vérité est entre les deux théories, plus près toutefois de la seconde que de la première. Dans une masse de parlers homo- gènes, — romans, germaniques, etc., — rares sont les limites intérieures : il y en a cependant quelques- unes, et très nettes, comme la Gironde ou les Pyré- nées centrales. Il est possible aussi de constituer des groupes naturels de parlers, qui n'ont pas de frontières précises, mais offrent cependant une homogénéité relative les uns par rapport aux autres : embryons de subdivisions qui se seraient séparées complètement comme les branches germanique, lave, latine, etc., si les circonstances historiques s'y étaient prêtées. Et, pour expliquer les différencia- tions et les groupes dialectaux, on interroge les causes sociales et ethniques. Sur ces tendances, s'est constituée récemment, en (talie, l'école des néo-linguistes, qui se réclame d'Ascoli, tout en ayant assez sensiblement modifié 1. A. Meillet, Introduction à Vétude comparative des langues Indo-européennes^ pp. 12-13, 190 LA PHILOSOPHIE DL LA^GAGE les idées de ce philologue (notamment en matière de dialectes). Elle met en relief, comme les socio- logues, l'importance de Vimitatian : « Toute innovation dans le langage est une création et naît de l'imitation d'un autre langage, c'est-à-dire du langage d'un autre individu ou d'un autre mo- ment : le langage est créé, ou mieux procréé avec dos germes hétéroglosses. Même d'un cri, d'un son inar- ticulé, peut germer, par imitation, une parole » '. Mais les néo-linguistes restent sur le terrain des faits, qu'ils prétendent, au contraire, serrer de plus près que leurs devanciers. Ils connaissent le défaut de la cuirasse des néo-grammairiens, qui ont obtenu parfois, suivant l'expression de M. Antoine Thomas, la régularité phonétique au prix du dérèglement analogique 2. Toutes les exceptions aux lois phoné- tiques étaient mises un peu hâtivement sur le compte de l'analogie. Au contraire, les néo-linguistes expliquent ces exceptions comme étant les résidus d'anciennes évolutions divergentes, dont ils deman- dent la raison aux origines de la langue, aux lan- gages et aux races qui préexistaient sur le terri- toire. Ils réduisent la part des évolutions spontanées — phonétiques et sémantiques — et accordent une grande importance à l'emprunt sous toutes ses formes. Les néo-grammairiens, disent-ils en subs- tance 3, ne songent aux influences externes qu'en dernier recours : nous, au contraire, nous les envi- 1. M. G. Bartoli, Aile fo7ilidel Jieolatino (Tnesie 1910 , p. 1. 9 3. Id. ibid. Essais de philologie française^ p. 188. PSYCHOLOGUES ET ORIENTATION SOCIOLOGIQUE 191 sagecns en tout état de cause : là est la différence essentielle qui nous sépare. Les néo-linguistes sont loin d'avoir créé toutes les théories qu'ils soutiennent. Ce qui fait précisément l'intérêt de cette école, c'est qu'elle a dogmatisé et synthétisé — en les poussant parfois jusqu'à leurs conséquences extrêmes — un certain nombre d'idées admises par des linguistes de haute valeur comme MM. Schuchardt et Meyer-Liibke. L'influence des lan- gues préexistantes sur un territoire donné, avait déjà été mise en lumière, pour le latin vulgaire, par Georges Mohl.La propagation des évolutions phonétiques par ondes, qu'ils préconisent, est admise, en dehors deux, par quelques esprits éiminents, bien que la plupart des maîtres contemporains proclament, avec M. Meillet, la simultanéité d'un changement de pro- nonciation sur le territoire où il s'est manifesté. D'autre part, M. Meyer-Lubke, comme les néo-lin- guistes, admet que lorsqu'une évolution s'est pro- duite sur un vaste territoire, il faut en conclure que ce territoire avait, à cette époque, une unité sociale et politique : affirmation qui paraît corroborée par certains faits, mais qui est contredite par d'autres. A partir de quel degré d'isolement respectif les évo- lutions deviennent-elles divergentes? Il est encore impossible de le préciser. Allant plus loin encore dans cette direction, on a pu demander aux conditions sociales la cause pre- mière des évolutions linguistiques. Actions généra- lement indirectes, tout au moins pour la phonétique, car M. Schuchardt est à peu près seul à penser — .bien que M. Jespersen se soit engagé dans la même 192 LA nilLOSOPHlE DU LANGAGE voie — que les lois phoniques, à l'intérieur d'un même groupe linguistique, peuvent varier avec lei- conceptions sociales diverses où sont placés les mots différents. Bien plus profonde est la conception de M. Meillet qui, après avoir montré que les lois lin- guistiques sont des possibilités et non des nécessités^ ajoute* : « Les lois de la phonétique ou de la morphologie g. nérale ne suffisent donc à expliquer aucun fait; <'i.«.s Liiuiicent des conditions constantes qui règlent io développement des faits linguistiques ; mais, même si l'on parvenait à les déterminer d'une manière complète et de tout point exacte, on ne saurait pour cela prévoir aucune évolution future, ce qui est la marque d'une connaissance incomplète... « L'élément variable qu'il reste à déterminer ne ])eut évidemment se rencontrer dans la structure anatomique des organes ou dans le fonctionnement de ces organes; il ne se rencontre pas davantage dans le fonctionnement psychique : ce sont là des données constantes, qui sont partout sensiblement les mêmes, et qui ne renferment pas en elles des principes de variation. Mais il y a un élément dont les circonstances provoquent de perpétuelles varia- tions, tantôt soudaines, tantôt lentes, mais jamais entièrement interrompues : c'est la structure de la société. 1) Plus loin 2, l'auteur précise ainsi sa conception ; «< Le seul élément variable auquel on puisse recou- rir pour rendre compte du changement linguistique 1. L'état actuel des études de linguistique générale, p 26. 2. Pages 29-30. PSYCHOLOGUES ET ORIENTATION SOCIOLOGIQUE 193 est le changement social, dont les variations du lan gage ne sont que les conséquences parfois immé diates et directes, et le plus souvent médiates e indirectes... « Il faudra déterminer à quelle structure sociale répond une structure linguistique d( nnée. et com- ment, d'une manière générale, les changements de structure sociale se traduisent par des changements de structure linguistique. » Idées remarquables, qu'on pourrait presque trou- ver en germe, près d'un siècle plus tôt, chez un pré- curseur de génie, Guillaume de Humboldt. En dernière analyse, on peut se demander si la cause sociale est inconciliable, dans le domaine {(honétique, avec les modifications physiologiques, voire anatomiques, des organes. La structure et le fonctionnement des organes de la parole sont loin d'être des constantes; la phonétique expérimentale tend à le démontrer de plus en plus : le palais d'un Allemand est tout autre, par exemple, que celui d'un Français. Et si l'on veut expliquer ces diffé- rences, on ne peut faire appel qu'à deux éléments, la race d'une part, le milieu climatérique et social de l'autre : encore est-il vraisemblable que la race est plus ou moins fonction du milieu. Des facteurs biologiques immédiats on remonte donc nécessaire- ment aux causes sociales lointaines. Il en est de même pour les facteurs psychiques qui condition- nent les évolutions sémantiques. On peut donc har- moniser et hiérarchiser dans une même synthèse les théories qui attribuent les transformations du langage soit à une cause physiologique pour les 17 lt>4 LA PHILOSOPHIE DL LANGAGE sons, et psychique pour les sens, soit à un double facteur climatérique et ethnique, soit à une cause sociale générale et originaire. Certains esprits plus pénétrants ont simplement poussé plus loin leur analyse. Les linguistes de l'école classique ont fait preuve d'une grande réserve à l'égard des tendances nou- velles. Habitués par la méthode phonétique à tra- vailler sur des faits extrêmement précis, à manier des matériaux bien délimités, à obtenir des résultats nets et souvent délinitifs, ils ne voient pas sans appréhension les nouveaux pionniers s'engager sur un terrain vague et en friche, où on risque de trébu- cher dans les fondrières. Leur altitude se conçoit et leurs conseils doivent être pris en considération : la plus grande prudence doit présider à de telles recherches, si on ne veut les discréditer, et il faut se défier des conclusions hâtives tant qu'on n'aura pas accumulé les faits et les preuves. Ces réserves faites, l'orientation actuelle semble pleine de promesses et doit être féconde en résultats, d'autant — on s'en apercevra de plus en plus — qu'elle ajoute sans rien détruire. Si une certaine réaction, — revanche de l'école anglaise et de M. Bréal — contre un rigorisme un peu étroit était nécessaire et salutaire, le robuste édifice construit par les néo- grammairiens, quoi qu'on ait pu dire, n'a pas été ébranlé. Avec le temps, il apparaîtra au contraire consolidé, renforcé par les travaux de défense contre les attaques injustifiées, dégagé des éléments adventices qui l'obstruaient et définitivement situé dans la synthèse des faits et des doctrines. PSYCHOLOGUES ET ORIENTATION SOCIOLOGIQUE 195 Venue la dernière au monde longtemps après ses sœurs aînées, phonétique et sémantique, la linguis- tique sociale, qui fait à peine ses premiers pas, sera sans doute, comme, l'a pressenti M. Meillet, la science de demain. En rendant au langage son carac- tère de fait social, en analysant les rapports qui le relient aux divers milieux, après l'avoir étudié dans l'individu, voire même in abstracto, le savant fera œuvre nécessaire, il complétera l'édifice construit par ses prédécesseurs, et jettera un nouveau pont entre la science du langage et les autres sciences de la vie : les phonéticiens ont relié la linguistique à la physique et à la physiologie; les sémantistes à la psychologie; désormais la sociologie entre en scène. Et Ton voit s'ouvrir un nouvel aspect de cette philo- sophie du langage qui. à l'henre actuelle, séduit de plus en plus les esprits curieux. * * Mieux oulillée et plus consciente de ses moyens^ la science peut désormais aspirer aux synthèses, [/elTort vers la synthèse est certainement une des tendances \q^ plus caractéristiques de la linguistique au début du xx* siècle. Le même phénomène s'était produit cinquante ou soixante ans auparavant. Les premières découvertes de la science avaient été si rapides et si nombreuses qu'on n'avait pu résister au désir de coordonner et de grouper les faits. Les erreurs et les imperfections de ces généralisations un peu hâtives — qui eurent cependant leur utilité et révélèrent chez leurs auteurs une grande vigueur 196 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE d'esprit — avaient si vivement frappé leurs succes- seurs que. pendant un demi-siècle, on resta confiné dans l'analyse la plus minutieuse et la plus rigo- riste, absolument indispensable pour donner à la science de solides et puissantes assises. Sur cette enclume rigide, la linguistique — la phonétique surtout — s'est forgé un outil bien trempé qui permet désormais de reprendre l'aiuvre de synthèse. On peut juger du chemin parcouru en rapprochant la Grammaire comportée de Bopp (1833- 1849) au Grundriss de MM. Brugmtinn et Delbruck^ à V/ntroduclion à l'élude comparative des langues indo-européennes de M. Meillet (1903); dans un domaine plus restreint, la Grammaire des langues romanes de Diez (1857) à celle de M. Meyer-Liibke (1890-1900 . Moins téméraires que leurs devanciers, les linguistes actuels n'affirment que lorsqu'ils pos- sèdent la certitude scientifique : aussi sont-ils assu- rés, pour les parties de l'édifice qu'ils construisent, de faire œuvre durable. On a pu reprocher aux linguistes, à une époque encore récente, de trop s'absorber dans des recher- ches de détail, et de perdre de vue, voire de mé- priser les idées générales et les spéculations do doctrine en travaillant à la loupe, au microscope sur des infiniment petits. Pareille critique n'aurait plus aujourd'hui sa raison d'être. Remontant désormais du particulier au général, la science s'efforce de grouper les lois spéciales en formules générales, de retracer les grandes courbes, les parallélismes qui 1. Grundriss der vergleichenden Grammatik der indogerma- nischen Sprachen, 5 vol., Strasbourg. PSTCHOLOGUES ET ORIENTATION SOCIOLOGIQUE i^\ caractérisent les évolutions des langues et des groupes apparentés, notamment au sein delafamille indo-européenne. « La recherche des lois générales — a proclamé M. Meillet — doit être désormais un des principaux buts de la linguistique. » La grammaire historique, de son côté, s'est com- plètement renouvelée. Des esprits compréhensifs, à l'érudition aussi sûre qu'étendue, l'ont conçue comme une vaste synthèse à laquelle doivent com- tribuer les données de l'histoire, politique, sociale et littéraire, au même titre que les enseignements de la phonétique, de la morphologie, de la lexico- logie et de la syntaxe. Le type et le modèle de ces travaux est la magistrale Histoire de la langue fran- çaise, de M. Ferdinand Brunot, actuellement en cours de publication. Parallèlement, la philosophie du langage a séduit, depuis quelques années, les maîtres de la science comme les jeunes linguistes : c'est encore une forme, un aspect de la synthèse. Pour ne citer que les œuvres les plus caractéristiques, — en France, les Antinomies linguistiques, de Victor Henry (1896), envisagent quelques-unes des plus graves questions que la science du langage soit appelée à résoudre; la Sémantique de M. Bréal (1896), qu'il faut citer ici à nouveau, a pour but, pour la première fois, de grouper autour de quelques principes généraux les faits sémasiologiques si complexes et si touffus, tandis que M. Paul Passy avait fait, quelques années auparavant, une synthèse analogue pour la phoné- tique ^ La synthèse la plus générale fut l'œuvre d'un 1. Etude sur les changements phonétiques (4890). 17. 198 LA rniLOsoi'niE ni i \m.age Allemand, M. Hermann PaiiP, qui condensa en un volume à la fois compact et concis les principes de l'histoire du langage; plus prolixe, M. Wundt donna {Die Sprache) l'analyse remarquable des phénomènes linguistiques — sémantiques surtout — telle qu'elle pouvait être effectuée du point de vue psycholo- gique; et M. Meyer Liibke, dans son h'infûhrung, résumait les principes qui président aux recherches do philologie romane. En Italie, un esprit curieux, Frédéric Garlanda, réunissait des dissertations de psychologie linguistique, parfois un peu vieillottes, sous le titre La filoso/ia délie parole. Enfin on s'occupait à confronter les méthodes d'induction avec les phénomènes et les lois phonétiques. Telles sont les principales tendances de la lin- guistique contemporaine qui, tout en poursuivant dans ses innombrables branches les recherches de détail poussées à l'extrême de la spécialisation, s'efforce de se constituer peu à peu un solide corps de doctrine et de dégager les principes généraux de la multiplicité des faits. 1. Prinzipien der Sprachgeschichte LIVRE IV LES MÉTHODES CHAPITRE I Les trois aspects de la science. La méthode linguistique, ses caractères. l. — La statique du langage. — La linguistique descriptive; la classification des langues. — La classification aes sons; rapports entre la hauteur, la durée, l'intensité et le timbre. — Morphèmes et flexions; classification des mots: syntaxe descriptive ; monographies et études comparatives. 11. — Cinématique et dynamique. — Les évolutions et les lois. Les changements des sons. — Les phénomènes analogiques : réorganisation des flexions, irradiation, fausse perception ; la syntaxe historique. Chaque science a une méthode distincte, suivant son objet et ses moyens d'investigation ; cette méthode devient consciente peu à peu, lorsque la science, sortie de la période de tâtonnements, est définitivement maîtresse d'elle-même, et a obtenu une somme de résultats qui permet de cautionner la valeur de ses procédés de recherches. C'est au technicien, dans chaque ordre de connaissances, qu'il appartient de la dégager et de la synthétiser. 200 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE après s'être instruit auprès des philosophes : car il y a des règles générales de méthode qui dérivent des lois mêmes de la pensée, et les différentes sciences sont trop étroitement solidaires pour pouvoir s'ignorer les unes les autres. La linguistique emprunte des éléments à la psy- chologie et à la physiologie, sciences de l'individu, ainsi qu'aux sciences sociales. De ses deux bran- ches essentielles, l'une, la phonétique, étude des sous du langage, a un point de départ physico- ( physiologique; l'autre, la sémantique, analyse les rapports entre les sons et les concepts. La phoné- tique, longtemps négligée, a ensuite attiré l'atten- tion et les efforts de la majorité des travailleurs : aussi a-t-elle aujourd'hui singulièrement dépassé sa rivale dans la voie do la perfection scientifique, par la rigueur do ses lois, par une approximation plus grande de la vérité. Gomme toutes les sciences inductives, la linguis- tique part de l'observation des faits pour s'élever à la détermination des lois. Auguste Comte et Herbert Spencer, qui furent pourtant les contemporains et même les cadets des Bopp et des Diez, avaient oublié la linguistique dans leur classification des sciences. Mieux informés, les philosophes modernes lui ont assigné une place très précise dans les sciences sociales ^ Mais ils ont 1. E. Goblol, Essai sur la classification des sciences^ Paris, 1898, pp. 223-224. Mais les philosophes ignoraient encore à cette époque la science linguistique. M. Goblot en effet {op. cit. p. 206), parlant d' « une science purement spéculative des con- ditions et lois générales du langage», ajoutait : « Cette science, LES TROIS ASPECTS DE LA SCIENCE 201 attendu longtemps, jusqu'à une époque toute récente, de la part des linguistes un premier essai de syn- thèse générale qui vînt combler cette lacune dans la méthodologie des sciences. Il serait faux d'en conclure que les linguistes aient travaillé sans méthode, ou même se soient désintéressés des questions relatives à la philo- sophie du langage. Cette méthode, nous avons tu^ dans les chapitres précédents comment elle s'est formée à la double lumière de la grammaire com- parée et de la grammaire historique, à travers les différentes théories et les écoles successives, qui non seulement ont apporté des idées et des pro- cédés nouveaux de recherche, mais ont en outre singulièrement élargi le champ, jadis restreint, des investigations. Malgré les récentes recherches relatives à la philo- sophie du langage, les philosophes, toutefois, repro- chent aux linguistes de ne pas être suffisamment venus chez eux : critique en partie fondée, qui explique peut-être la répugnance, la froideur des philologues à l'égard de la synthèse méthodologique. C'est aussi pour cette raison, — sans parler des lacunes encore imparfaitement comblées — qu'ont surgi entre philosophes et linguistes des antinomies (pour employer l'heureuse expression de Victor Henry), résolubles, semble-t-il, par un travail en entrevue déjà et commencée bien des fois, puis discréditée, abandonnée ou plutôt ajournée... » Ce n'était pas exact en 1898, ce le serait encore moins à l'heure actuelle, après les récents travaux de synthèse qui ont vu le jour. Mais ce passage suffit à prouver que les philosophes ont ignoré aussi longtemps les linguistes que les linguistes les philosophes. 2^J2 LA l'iiiLOSorniE du langage commun. Là encore les linguistes se sont trop isolés, moins encore des psychologues que des logiciens, l'our ne rappeler que deux faits capitaux, les uns et les autres ne sont d'accord, ni sur la constance des lois phonétiques, ni sur l'inconscience des phéno- mènes sémantiques. Ce n'est que tout récemment qu'on a songé à confronter les méthodes d'induction avec les faits phonétiques : et pourtant il est bien videiil ion n"a aucune certitude tant que la valeur de l'induction n'est pas légitimée, et tant que le rapport • ntre l'antécédent et le conséquent n'est pas logi- quement et rigoureusement d«'»lrTminé. — Il faut donc souhaiter une coopération plus active entre linguistes et philosophes, et encourager les efforts • les travailleurs (jui s'orientent dans cette direc- tion. Comme la mécanique, comme la biologie, la science du langage a sa statique, sa cinématique et sa dyna- mique, suivant qu'on examine les phénomènes qui • xistent et s'équilibrent à un moment donné, — les évolutions ou les phénomènes en mouvement, — et les forces qui conditionnent les évolutions et qui -e traduisent par des lois. Trois aspects qu'il import»^ le mettre successivement en relief — et que domiiir ' u'alement la division capitale ou phonétique vl sémantique *. 1. Dans son Einfûhrung déjà citée, M. Meyer-Lùbke distingue trois niélliodes — je dirais plutôt trois aspects des recliorclies linguistiques : 1° systématique (qui se heurte à de grosses diflicultés, surtout dans les langues romanes); — 2° biologique, c'est-à-dire problèmes qui ont le caractère le plus gênerai LES TROIS ASPECTS DE LA SCIENCE 203 I. — LA STATIQUE DU LANGAGE La science du langage peut être purement descrip- Ave, en s'attachant à un ensemble de faits connexes et concomitants. Elle se sert alors d'une méthode semblable à celle des sciences naturelles. L'observa- tion conduit d'abord à la description et à la défini tion empirique. Le but final est la classification, qui s'opère au moyen du raisonnement analogique et repose sur la subordination des caractères. L'impor- tance d'un caractère se mesure à sa généralité — son extension — et à sa constance. Mais la linguistique descriptive diffère à bien des égards de la biologie. Elle étudie et cherche à classer, non des êtres, mais des phénomènes. Ces phéno- mènes sont susceptibles d'une répétition constante dans des conditions données. Ils ont une existence virtuelle. Pour employer une expression chère à Stuart Mill, ce sont des possibilités permanentes. Leur existence est liée à celle d'êtres déterminés. Chaque sujet parlant peut en émettre une quantité limitée, et d'un ordre donné, dans des conditions précises. Chez les individus d'une même aggloméra- tion, ils sont encore sensiblement identiques, tandis qu'ils diffèrent, nettement déjà, d'un village au village voisin, et que l'écart augmente avec la dis- tance. Parfois la variation est continue, si l'on che- (histoire des sons, des formes, des mots); — 3° paléontologique (comment telle langue dérive de telle autre et quelles influences ont exercées d'autres langues sur sa formation et son déve- loppement). 204 I.A PHILOSOPHIE DU LANGAGE mine, par pxemple, soit en France, soit en Allemagne. Au contraire, le changement sera brusque lorsqu'on passera d'un pays roman dans un pays germanique. La classification s'opère ainsi naturellement avec plus de facilité que dans les sciences naturelles. On est amené à grouper d'abord les phénomènes linguis- tiques chez l'individu; puis dans l'agglomération; ensuite dans la famille linguistique ; enfin à réunir un certain nombre de familles linguistiques appa- rentées, comme les langues grecques, latines, cel- tiques, germaniques, slaves, arméniennes, sans- crites, etc., qui constituent lo groupe indo-européen. Telles sont les quatre étapes de la classification, «jui peuvent se réduire à trois lorsque la famille — comme en basque — se confond avec le groupe. La définition empirique, suivant le terme dont se servent les logiciens, devra nécessairement précéder la classification. Que de malentendus seraient évités avec des définitions claires et précises ! Si la phoné- tique descriptive est restée longtemps hésitante et confuse, ce retard a été dû à une connaissance insuffisante de la nature des sons, dont on avait donné, par suite, des définitions mexactes et incomplètes. Kn apportant les descriptions vraiment scientifiques des émissions vocales, la phonétique expérimentale a rendu un immense service, et a coupé court à toutes les controverses. Les éléments qui constituent le dossier d'un son sont multiples, car beaucoup d'organes entrent en LES TROIS ASPECTS DE LA SCIENCE 205 jeu pour chaque émission vocale. Citons principale- ment la durée et l'intensité du souffle (buccal ou nasalj, que donnera le pneumographe ; le graphique des vibrations (orales ou nasales) — quand il y en a, — qui sera recueilli sur l'enregistreur; le lieu d'arti- culation, obtenu, lorsqu'on le pourra, à l'aide du palais artificiel; la mesure des diverses pressions, labiales ou linguales, fournie par les ampoules; l'étude des positions du larynx. Le nombre des vibra- lions à la seconde donnera la hauteur; leur ampli- tude, l'intensité; leur longueur, la durée. La voyelle est le son par excellence, l'émission vocale dans toute sa plénitude. Elle possède les quatre qualités des sons musicaux : hauteur, timbre, intensité et durée, — qui n'ont pas besoin d'être définies. Mais quelle est la coopération respective, à cet égard, des divers organes de la parole? D'après la théorie classique, fondée sur les célèbres expériences de Helmholtz, le son est produit par la vibration des cordes vocales au passage du courant d'air des poumons * (expiré en règle normale), et la bouche — dont la forme varie sans cesse, suivant le degré d'ouverture, les positions respectives de la langue, des lèvres, du voile du palais, —joue le rôle de résonnateur qui, en renforçant certains harmoni- ques, produit le timbre de la voyelle (la durée et l'in- tensité s'expliquent d'elles-mêmes par la longueur et l'énergie de l'impulsion donnée aux organes). Mais une grosse difficulté surgit pour l'explication de 1. 11 y a controverse sur le point de savoir si la vibration des cordes vocales se produit directement ou sous Faction du courant d air. 18 206 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE la voix chuchotée, qui donne des sons identiques, quoique affaiblis, avec les mêmes positions des organes buccaux, sans aucune participation des cordes vocales : ici le son se produit par le simple passage de l'air dans la bouche, qui joue le rôle d'un instrument à anche. Et alors, dans la voix parlée, le son laryngienne se superpose-t-il pas au son buccal, ou a-t-il simplement pour résultat de lui donner plus d'ampleur? Phonéticiens et physiologistes ne sont pas d'accord à ce sujet. Les consonnes, au contraire, sont des bruits, des sons incomplets. Si leur timbre et leur intensité sont aussi caractéristiques que ceux des voyelles, en revanche leur durée est plus difficilement appré- ciable, et beaucoup d'entre elles échappent à toute mesure de hauteur. Elles ont généralement besoin de s'appuyer sur les voyelles, mais leur degré d'indivi- dualité varie beaucoup, suivant qu'on passe des plosives presque instantanées comme p ou k, aux continues, telles que f on s, susceptibles d'être pro- longées ou tenues. C'est principalement en raison du timbre qu'on classe les sons du langage, car c'est la caractéris- tique la plus accusée. Les consonnes et surtout les voyelles sont plus nombreuses dans chaque langue que ne le laisseraient supposer les alphabets. Une voyelle, qu'on croit identique, varie suivant sa position dans le mot ^tonique ou atone, libre ou entravée, etc.). Il y a au moins sept o en français : Vo bref fermé, de beaw^ Vo long fermé, de chose; Vo bref ouvert, de sotte; Vo long ouvert, de fort; Vo bref moyen, de mauvais; Vo bref très peu ouvert ^atone), LES TROIS ASPECTS DE LA SCIENCE 207 de soUise ; Vo bref très peu fermé (atone), de morose. Et l'on pourrait trouver encore d'autres nuances. Toutefois il est facile d'établir un certain nombre de types principaux. En revanche les types des sons varient très peu chez les divers peuples de la terre : avec quelques dialectes romans et germaniques on a à peu près toute la gamme des voyelles et consonnes existant dans le monde entier. Tous les sons du malgache, qui a été analysé minutieusement au laboratoire de phonétique expérimentale du Collège de France, se retrouvent dans le français et dans les patois de la Gaule romane, à l'exception d'un seul que possède l'anglais (prononciation anglaise du groupe tr). L'étude des innombrables langues parlées sur le globe n'a pas révélé une diversité de sons aussi grande qu'on aurait pu le croire. Car l'organisme vocal de l'homme, assez peu différencié, somme toute, d'une race à l'autre, n'a pas un nombre illi- mité de moyens à sa disposition : ou tourne toujours dans le même cercle. Les voyelles sont classées en deux échelles de sons allant l'une de « à ? par é (voyelles antérieures , l'autre de a à ou par o (voyelles postérieures et labiales, caractérisées par le recul de la langue et l'action des lèvres). Diverses langues, comme le français, ont l'échelle intermédiaire des eu (entre es é et les o) et des u (entre les i et les ou). Viennent enfin les voyelles nasales et semi-nasales, pour l'émis- sion desquelles une partie de Tair expiré passe par les fosses nasales. La diphtongue est la juxtaposition de deux voyelles dont l'une est plus fortement 208 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE acrentuée que l'autre, et dont les émissions respec- tives sont intimement liées : il n'y a qu'une dilTérence de degré entre l'hiatus et la diphtongue, comme entre la diphtonirue et la voyelle précédée ou suivie d'une semi-consonne, et la démarcation est d'autant plus difficile à tracer que la valeur respective des sons se modifie souvent suivant la rapidité de la prononciation. Les consonnes se classent par groupes suivant leurs lieux d'articulation et les organes qu'elles mettent en jeu : bilabiales, labio-dentales, linguo- (ientales, etc. Plusieurs grandes subdivisions se superposent à cette classification par groupes : consonnes plosives et continues (suivant la nature de l'émission, arrêtée ou non par un obstacle momen- tané); orales ou nasales (selon que le courant d'air passe par la bouche ou le nez), et enfin sonores et sourdes, les consonnes sonores 6, v, /, etc., étant accom[»agnées d'une vibration des cordes vocales qui n'existe pas pour les consonnes sourdes p, /, etc. Une place spéciale doit être faite aux semi-consonnes ou semi-voyelles, intermédiaires entre deux catégories de sons («consonne de /jut/i-, i consonne de bieyi^eic), qui sont sonores ou sourdes suivant la nature de la consonne précédente. Parfois deux éléments con- sonantiques sont si étroitement associés qu'il est difficile de préciser si l'on est en présence de deux sons ou d'un seul : ainsi pour les consonnes mouillées ou pour les sons de la nature du rh anglais et du z italien ou allemand. Dans 17 mouillé italien, par exemple, on croit bien discerner un / suivi d'un vod, mais c'est un / altéré et qui fusionne intime- LES TROIS ASPECTS DE LA SCIENCE 209 ment avec l'élément suivant. A chaque instant les phénomènes complexes et en voie d'évolution font éclater les cadres trop rigides et toujours un peu artificiels de nos classifications. Les autres qualités des sons du langage ont été beaucoup plus négligées que le timbre. La valeur respective des sons au point de vue de l'intensité est à peu près inconnue dans les langues de l'antiquité. On s'aperçoit facilement au contraire du rôle impor- tant joué dans les langues vivantes par les accents d'intensité, accent tonique et accents secondaires. La valeur de l'accent tonique varie beaucoup suivant les langues : elle acquiert son maximum dans les idiomes qui, comme l'italien, admettent plusieurs syllabes après l'accent (pôpolo) et son minimum dans les langues accentuées sur la finale, comme le français. La place de l'accent est déterminée par des causes historiques; dans les dérivés elle reste en principe sur la même syllabe dans les langues germa- niques, tandis que dans les langues grecque et latine elle obéit à des considérations de quantité. L'accent de phrase n'a pas une moins grande importance que l'accent des mots, surtout pour certaines langues modernes où il opère parfois des distributions différentes d'intensité. Les langues an- ciennes avaient des mots sans accent bien déter- minés (enclitiques et proclitiques) : en français au contraire — par exemple — le même mot peut être tantôt accentué, tantôt proclitique : comparez « il vient » et « vient-il ». Résultat d'un monosyllabisme avancé. Au troisième degré, après les voyelles accentuées 18. 'JlU i.A l'iiii.ObOi'niE Dr I \\<.\(.E et les voyelles atones, figurent les sons affaiblis, sons naissants ou en voie de disparition (tel Vc d'arbre dans la prononciation soutenue). L'intensité des consonnes acquiert son maximum d'abord à l'initiale devant une voyelle, puis devant une autre consonne qui ne s'articule pas avec la précé- dente. En sens inverse, la hauteur et la durée des sons ont été surtout étudiées dans les langues anciennes, qui avaient certainement un caractère plus musical (jue les langages actuels, bien qu'il soit fort diflicile de reconstituera cet égard leur prononciation exacte. Ici s'avère la ditTérence entre le lan^rage parlé et le langage chanté, où la hauteur et la durée respectives des sons acquièrent une importance primordiale. Toutefois, même dans le premier, la valeur musicale des sons n'est pas négligeable. Les indigènes s'y montrent très sensibles : dans les patois, ils sont bien plus affectés, d'un village à l'autre, par des ditïérences d'intonation que par des divergences phonétiques qui nous semblent capitales. Ce qui frappe le plus les Parisiens dans la prononciation des Méridionaux, c'est que ceux-ci «< chantent ». Le Parisien est convaincu, lui, qu'il ne chante pas en parlant; mais le Marseillais, à son point de vue, aura une impression inverse. Kn réalité, ils « chan- tent » l'un et l'autre, mais dilVéremment, l'intonation musicale variant suivant les parlers. Les accents des langues de l'antiquité étaient des accents de hauteur et, sans doute aussi, des accents toniques. Existe-t-il dans les langues actuelles des relations entre la hauteur et l'intensité? M. Roudet, LES Tl;Ui5 ASPECTS DE LA SCIENCE 211 après MM. Schwann et Pringsheimi, a essayé de le prouver naguère dans la Parole, par une méthode très ingénieuse : pour lui, l'intensité sonore pendant un temps donné et la vitesse moyenne du mouve- ment vibratoire pendant le même temps, sont deuj variables qui croissent et décroissent simultanément. Des morceaux prononcés à haute voix ont été ana- lysés simultanément, par les procédés de la phoné- tique expérimentale, au triple point de vue de l'in- tensité, de la hauteur et de la durée. Les relations entre la hauteur et la durée ne sont pas moins délicates à établir. La distinction entre longues et brèves, que nous a léguée l'anti- quité, est trop simpliste et grossière pour traduire des nuances beaucoup plus complexes : les instru- ments actuels de phonétique peuvent seuls nous donner avec précision des indications quantitatives, qui portent également sur les consonnes et sur les voyelles. On a appris ainsi que les consonnes dites doubles sont simplement prolongées ou renforcées. Quant à la hauteur, seules les consonnes sonores en sont susceptibles, mais elle est difficilement mesu- rable. L'étude des sons suivant les positions qu'ils occu- pent dans le mot ou la phrase, est capitale. Les qualités de la voyelle sont susceptibles de varier, suivant qu'elle est tonique ou atone, — initiale, finale ou médiale. J'ai dit comment varie l'intensité des consonnes : leur lieu d'articulation se déplace selon la position ou selon la voyelle qui les suit ; 1. Archiv fur das Studium derneueren Sprachen, année 1890. 212 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE linales, les sonores tendent à s'assourdir. On peut ainsi pressentir, grâce à de minutieuses analyses, les évolutions futures qui sont en germe dans toute langue. * ♦ L ne langue, selon la formule de M. Meiilet, con- tient trois éléments : des sons, des morphèmes, des mots. ()n appelle morj)hèmes les éléments variables, agglutinés généralement à la finale des mots dans les langues européennes, et qui servent à indiquer certains ra[tports grammaticaux (flexions des noms et des verbes; ou à former des mots nouveaux (pré- fixes et suffixes). Les morphèmes n'ont en principe aucune existence indépendante, ils ne vivent qu'en fonction de mots; il» ne sont isolés que par le rai- sonnement et l'analyse. On les classe par rapport aux mots (|ui les affectent. Leur étude constitue la morphologie, la première branche de la séman- tique. La morphologie descriptive a pour base la classi- fication des parties du discours qui, syntaxe à part, constituait toute l'ancienne grammaire. La science moderne a un peu simplifié et hiérarchisé les cadres anciens, séparant en deux catégories les mots inva- riables et les mots à flexions, et, parmi ceux-ci, grou- pant en deux classes les noms et les verbes. L'étude des flexions a été faite dès la plus haute antiquité : les premiers grammairiens qui se sont occupés des langues modernes se sont laissé plus d'une fois fâcheusement influencer par l'orthographe LES TROIS ASPECTS DE LA SCIENCE 213 et la tradition des langues anciennes. Il n'y a pas un siècle que les grammaires italiennes notaient encore des cas d'après l'article. Et quelle grammaire mo- derne oserait affirmer cette vérité scientifique, pour tant indiscutable, qu'il n'y a plus de genre en anglais moderne, sauf dans les pronoms, et que dans le français parlé — la seule langue qui existe et compte pour le linguiste — il n'y a plus de pluriels, à part quelques groupes isolés (cheval-chevaux), et les survivances, en grande partie archaïques, des liaisons? Nous ne formons plus le féminin des adjectifs par l'addition d'un e muet, mais en général par Tadjonction d'une consonne : c'est la prononciation du t qui distingue verte de vert et courte de court. L'étude du patois et l'usage de la notation phonétique ont habitué le linguiste à se débarrasser des illusions orthographiques et tradi- tionnelles, aussi tenaces que les illusions du mouve- ment diurnes pour l'observation des astres. La flexion peut porter aussi bien sur le radical que sur la désinence. Les verbes forts de l'allemand en sont un exemple, ainsi que les pluriels infléchis, dont on trouve l'équivalent dans les « pluriels internes » romans, mis la première fois en lumière par Camille Chabaneau^. La cause primaire de ce phénomène, expliquée par l'évolution, fut purement phonétique : la présence d'un i final en germanique, d'un a long final dans les patois limousins et auver- gnats, modifia la voyelle tonique. Ce devint par la suite une véritable flexion, susceptible d'extension analogique. 1. Par exemple v&tcho (vache), pluriel votcha. 214 LA l'UlLOSOPUlE DU l.ANt.AGE La dérivation et la composition forment la seconde branche de la morphologie. Leur importance rela- tive, on lésait, varie beaucoup suivant les langues. Le classement des suffixes s'opère d'après leur valeur, leur vitalité respective; les préfixes doivent se grouper en outre en raison de leur degré d'indé- pendance, certains ayant une vie propre en dehors du mot. Aux conifiosés par préfixes se joignent les composés par juxtaposition. L'ordre des termes est déterminé par l'ordre habituel des mots dans les phrases à l'époque où le compo>«'' a été créé. A quel signe peut-on reconnaître (juc les deux mots composants se sont fondus en un composé? « 11 faut, dit M. Bréal* (c'est la condition primordiale ■, que malgré la présence de deux termes, le composé fasse sur l'esprit l'impression d'une idée simple. » La lexicologie a pour but la constitution du glos- saire d'une langue. Mais le classement des mots ne saurait être quelconque : comme celui des flexions, il doit être systématique. Une classification complète de ce genre n'a encore été tentée dans aucun langage, sans doute à cause de l'énormité du labeur qu'elle nécessite. Il faut bien reconnaître cependant que le classement alphabétique de nos dictionnaires n'est qu'un expédient commode, mais provisoire, en attendant mieux. Inutile d'ajouter que, tels quels, les dictionnaires rendent de grands services à tous égards, car ils ne sont pas à eux- mêmes leur propre fin. Le glossaire scientifique grouperait tous les mots 1. Easai de sémantique, p. 173. LES TROIS ASPECTS DE LA SCIENCE 215 d'une langue suivant leurs affinités naturelles. Quel devrait être le principe d'une semblable classifi- cation? Un philosophe préférera sans doute une classification fondée exclusivement sur le sens. Mais une telle œuvre serait fort difficile à réaliser. Elle est préparée toutefois par les travaux de synonymie, qui ont depuis longtemps attiré les chercheurs,' mais qui ont été dirigés généralement avec plus de curiosité que d'esprit scientifique. La classification qui séduit le plus le linguiste est celle qui repose sur les familles, sur la parenté formelle des mots : on peut rappeler à ce sujet la première édition du Dictionnaire de l'Académie et le Dictionnaire pro- vençal de Raynouard. Le sens n'y perd rien : toutes les acceptions issues d'une même racine peuvent se rattacher historiquement à un seul sens primitif. La syntaxe descriptive classe les rapports des mots et les types de phrases. Quoique très ancienne, cette étude est encore loin de toucher à la per- fection : pendant longtemps, l'influence néfaste de l'orthographe a égaré les grammairiens sur des détails insignifiants et des « règles » artificielles. Les progrès ont cependant été sensibles, bien que dans tous les domaines, notamment dans celui des langues romanes, on n'ait pas encore tiré suffisam- ment parti de la méthode de statistique qui a rénové la syntaxe descriptive du latin. Toutefois, il faut se garder encore d'attacher trop d'importance à la syntaxe souvent artificielle des écrivains, au détriment de la langue parlée, qui doit toujours avoir la prépondérance aux yeux du linguiste. Quoi qu'on ait pu en penser jadis, l'influence des écri- 216 LA PHILOSOPHIE DV LANGAGE vains sur la syntaxe vivante d'une langue est à peu près nulle. Malheureusement, pour les langues mortes, nous ne possédons guère que des textes plus ou moins littéraires, à travers lesquels il est assez difficile de dégager le langage usuel. C'est l'opinion des premiers syntaxistes de notre époque, comme M. Delbruck. Les études de linguistique descriptive peuvent consister soit en monographies de tout ou partie d'un langage déterminé à un moment précis, soit en monographies comparatives de sons, de formes ou de mots S soit en travaux comparatifs d'ensemble. C'est la seconde catégorie qui a été jusqu'ici la plus négligée. On possède au contraire d'excellentes monograpliies de langages, partielles ou complètes, qui ont surtout séduit les linguistes contemporains, par réaction contre les synthèses comparatives, trop vastes et trop superficielles, de leurs devanciers. (. — CINEMATIQUE ET DYNAMIQUE : L'ETUDE DES EVOLUTIONS ET LA DÉTERMINATION DES LOIS Les caractères généraux que présente dans le langage l'évolution des phénomènes nous ont retenus assez longtemps pour qu'il soit inutile de revenir sur ce sujet. Il s'agit seulement d'indiquer ici 1. « II faudrait que chaque commune d'un côté, chaque son, chaque forme, chaque mot de l'autre, eût sa monographie, purement descriptive, faite de première main et tracée avec toute la rigueur d'observation qu'exigent les sciences natu- relles, j» (Gaston Pauis, Discours prononcé au Congrès des Sociétés savantes, le 26 mai 1888.) LES TROIS ASPECTS DE LA SCIENCE 217 les principes directeurs de la linguistique historique. Si les deux points de vue : analyse des évolutions ; recherche des forces, des causes, des lois — ciné- matique et dynamique — sont logiquement bien distincts, en fait les recherches de phonétique historique ont aujourd'hui pour but immédiat la» détermination de lois de succession. En sémantique,, au contraire, où la possibilité même des lois de succession est contestée, l'étude des évolutions est poursuivie avec beaucoup moins de rigorisme et plus de tâtonnements : le point de vue dynamique-^ prépondérant en phonétique, est ici négligé. L'évolution des sons est spécialement envisagée au point de vue du timbre. Il y a toutefois des relations certaines et bien connues entre les diverses qualités des voyelles, mais qu'il n'est pas toujours facile d'expliquer. Dans le latin vulgaire du Bas Empire, il est admis, pour la commodité de l'étude, que l'accent de hauteur a fait place à l'accent d'intensité : le phénomène a été certainement moins simple, et il est à présumer que des deux éléments, d'abord associés étroitement, le premier, prépon- dérant à l'origine, s'est peu à peu affaibli. De même nous voyons les brèves et les longues du latin clas- sique faire place à des voyelles ouvertes ou fermées, è et ô à è et 0 ouverts, ë et ô à é et o fermés, etc. Le timbre ne s'est pas brusquement substitué à quantité, mais les deux qualités étaient, depuis long- temps, réunies dans le même son, et la longueur ou la brièveté a cessé peu à peu d'être caractéris- tique. Le même phénomène s'est produit en grec ancien et dans bien d'autres langues. 19 218 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE La place de l'accent tonique est intéressante à considérer. C'est l'accent qui donne au mot son unité : aussi se conserve-t-il en principe à travers les évolutions successives. Mais ce n'est pas là un •dogme intan^nble comme on l'avait cru jadis. Diverses •causes peuvent faire déplacer ou glisser l'accent, et surtout la brièveté de la voyelle en hiatus ou le timbre trop assourdi de la voyelle qui le portait primitivement^ : autant de faits qui mettent en relief les relations entre l'intensité, la durée et la hauteur des sons. Les changements de timbre dépendent de la place des sons et de leurs positions respectives. Les voyelles toniques évoluent tout autrement que les voyelles atones, celles-là tendant à se diphtonguer, celles-ci à se contracter, à s'assourdir, à tomber : phénomènes qu'on rencontre dans toutes les langues indo-européennes, pour ne parler que de celles-ci, mais seulement à partir de l'époque où l'accent d'intensité s'est développé dans chaque idiome. L'assourdissement, la chute, la vocalisation des consonnes finales, ou placées devant une autre consonne 2, l'assimilation des groupes de consonnes sont des faits aussi généraux; entre deux voyelles, la sonorisation des sourdes, la chute des sonores — finita. finide (vx. français), finie — le passage des 1. Ainsi, en latin vulgaire, l'accent, dans filiolus et la série analogue, a glissé de Yi en hiatus sur Vo. Faits semblables en provençal moderne au moyen âge, et, plus récemment, dans de nombreux patois. 2. Par exemple la vocalisation de / en u {ou)- devant une autre consonne, se retrouve à la fois dans les langues romanes, germaniques et slaves. LES TROIS ASPECTS DE LA SCIENCE 219 plosives aux continues [sapa, sève), ont pris une extension particulière dans les langues romanes. L'action réciproque des sons est très importante : les voyelles antérieures [i, u, é) sont susceptibles de mouiller la consonne précédente, comme les con- sonnes palatales (c, g ...), de palatiliser la voyelle qui précède ou qui smi{lectus, lit)-, à distance, deux sons identiques se dissimilent (orphaninus, orphe- lin), où la voyelle antérieure modifie la voyelle tonique [Umlaut germanique). Les changements indépendants sont plus rares. Un des exemples les plus caractéristiques, spécial aux langues germaniques, est la Lautverschiebung qui, à trois reprises, à l'époque pré-gothique, à l'origine de l'ancien haut-allemand, et dans les parlers alle- mands modernes, par un triple cycle ramenant en trois étapes (partiellement) au point de départ, assourdit les consonnes sonores, aspire les sourdes et — dans les deux premières étapes — sonorise les aspirées K Les changements de voyelles indépen- dants sont plus fréquents et plus généraux. Les évolutions phonétiques étant, sauf exceptions, progressives et continues, le passage d'un son à l'autre s'opérera toujours par des intermédiaires déterminés. Ceci est surtout remarquable pour les 1 . Pour les linguo-dentales, qui représentent le mieux le phé- nomène, aux consonnes indo-européennes d, t, th [t aspiré) correspondent respectivement en gothique /, th, d — sons changés plus tard par l'ancien haut-allemand en z (ts), d, t. L'allemand contemporain a conservé z, mais il assourdit rf'et / et aspire t. On retrouve ainsi le son primitif : cf. la racine indo-européenne tre (trois, lat. très), goth. thri, anc. ht. ail. dri, ail. actuel trâi (écrit drei). i 220 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE voyelles dont la progression (vers ?) ou la régression (vers a) s'effectue nécessairement par les degrés de l'échelle des sons : un a ne deviendra i qu'après s'être changé successivement en è ouvert, puis é fermé, et inversement. Pour les consonnes, le pas- sage de la sourde à la sonore (ou réciproque) s'opérera toujours dans la même famille (de p à b. de t àd, de s ai z, etc.); le changement de famille aura toujours lieu entre deux sourdes ou deux sonores (k et /, h et v, d et z, etc.) : ainsi, le p aboutira au v par l'intermédiaire b (latin sapa, bas latin saba, français sève). Le passage des consonnes aux voyelles et réciproquement s'opère [)ar l'inter- médiaire des semi-consonnes. * * I La sémantique envisage tour à tour les évolutions des morphèmes et des mots. Les évolutions phonétiques troublent plus ou moins profondément l'édifice des fiexions, soit en unifiant des formes jadis différenciées — les accu- satifs pluriels os, es, us des quatre dernières décli- naisons latines étant uniformément représentés par un s en vieux français — soit en diversifiant des formes similaires : ainsi, l'infinitif ëre de la seconde conjugaison latine aboutit phonétiquement en fran- çais à ir, ou à oir, suivant qu'il est ou non précédé d'une palatale (cf. placere, plaisir et debëre, devoir). La morphologie historique aura pour but de montrer comment la langue a réagi dans ces cas spéciaux LES TROIS ASPECTS DE LA SCIENCE 221 contre les résultats des lois physiologiques, en reconstruisant (parfois sur de nouvelles bases) par un travail psychique (bien qu'encore inconscient) le système de flexions que la phonétique a désorga- nisé. Ce travail peut être plus ou moins actif, suivant les langues et suivant les phénomènes. Le français et l'anglais modernes sont restés souvent passifs, et ont perdu une grande partie de leurs flexions, — l'anglais, ses féminins et de nombreuses flexions verbales, — le français la plupart de ses pluriels. Au contraire, les langues romanes du Midi réagissent avec une grande vigueur. La réorganisation des flexions s'efl'ectue par voie analogique, soit en unifiant les formes difl'érenciées par la phonétique, soit en généralisant les formes les plus fréquentes, soit plus rarement en généralisant un cas particulier. Dans les noms, l'attraction peut s'exercer au profit du masculin (comme en français populaire moderne où on refait maline d'après malin, châtaine d'après châtain), ou du féminin, comme en provençal ; en moyen français, le rôle du pluriel fut prépondérant : château s'est substitué à châtel d'après le pluriel châteaus. Dans les verbes, l'analogie peut avoir lieu soit entre les mêmes per- sonnes de temps diff'érents (cas le plus fréquent en provençal), soit entre les diff'érentes personnes du même temps, entre les radicaux des temps ou des modes. L'analogie tend donc toujours à unifier, à rétablir le parallélisme entre des formes divergentes, mais la direction de cette force et ses résultats varient suivant les lieux et les époques, en raison de 19. 222 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE l'axe de symétrie mconsciemment choisi, comme nous l'avons montré plus haut^ Les évolutions des suffixes sont dominées par le principe d'irradiation qu'a mis en lumière M. Bréal. C'est un cas particulier de l'action analogique, qui crée ou renforce des suffixes, suivant les processus que nous avons indiqués. Après les morphèmes, les mots. Leur histoire comporte, à côté des évolutions de sens, des modi- fications de forme, souvent connexes, qui ne sont pas dues à la phonétique, et qui ne dépendent ni des suffixes, ni de la flexion. Signalés occasionnellement par les linguistes, je les ai synthétisés naguère sous le nom de « changements analogiques ))2. Ils méri- teraient, dans les principales langues, une étude d'ensemble qui n'a jamais été tentée. Ces évolutions sont commandées par le principe de la fausse per- ception, mis également en lumière par M. Bréal, sorte de confusion auditive par suite de laquelle une forme évoque une forme voisine. Ce sont d abord les changements de terminaisons rares, assimilées par la force analogique des suffixes, tel carbonate changé en carbonade par la langue popu- laire; ce sont les aphérèses ou prosthèses analo- giques au début des vocables, produites par une fausse perception dans la coupe des mots, soit qu'une particule décapite le mot [Vagriotte devenant la griotte), soit au contraire qu'elle s'agglutine à lui {lendemain devenant le lendemain)-, c'est enfin 1. Pour plus de détails, je renvoie à ma Vie du langage^ pp. 140-152. 2. Essai de méthodologie linguistique, pp. 28-30 et 143-144. LES TROIS ASPECTS DE LA SCIENCE 223 l'étymologie populaire, bien mal nommée, car le phénomène est inconscient au premier chef : un simple rapport de quasi-homonymie (auquel s'ajoute parfois une parenté de sens) produit l'assimilation des radicaux isolés aux radicaux mieux apparentés, transformant au moyen âge coule-pointe en courte- pointe, et dans la langue populaire actuelle rouelle en ruelle ou « taie d'oreiller » en « tête d'oreiller ». Les changements de sens, dont nous avons eu déjà l'occasion de parler, sont régis par le prin- cipe de la catachrèse, qu'Arsène Darmesteter a définie avec beaucoup de netteté : « La condition du changement [du sens] des mots, dit-il*, est l'oubli que l'esprit fait du premier terme, en ne considérant que le second... Ce n'est pas un abus de langage, c'est la loi même qui dirige tous les changements de sens... La catachrèse est l'acte émancipateur du mot : c'est une des forces vives du langage. » La syntaxe historique, depuis quelques années, a fait de rapides progrès. Les évolutions qu'elle étudie sont guidées par un autre mode de l'ana- logie, la contamination syntaxique, une des quatre catégories posées par Victor Henry, et qui peut syn- thétiser à elle seule toutes les autres. Ainsi l'ex- pression « il est plus grand que je ne croyais » doit son ne, dénommé jadis « explétif », à l'influence de la locution voisine: «je ne le croyais pas aussi grand qu'il est ». L'extension analogique suffît à rendre 1. Grammaire historique de la langue française, t. IH. pp. 131-132. 224 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE compte des évolutions de la syntaxe. Si, en latin vul- gaire, liber de Petro a remplacé liber Pétri, le phénomène est causé par l'extension de la construc- tion avec de, qui exprimait d'abord l'extraction, puis, par une série de contaminations successives, l'ori- gine, l'attribution et la possession. Il est fort remarquable que, dans les langues actuelles les plus évoluées, comme l'anglais et le français, les combinaisons syntaxiques viennent suppléer à la défaillance des flexions. Le français a perdu ses derniers cas au xiv" siècle, l'anglais plus tôt encore; ensuite, ce sont là les pluriels qui dis- paraissent, ici les féminins, tandis que les dési- nences personnelles des verbes s'efi'accnt peu à peu : l'anglais en général n'a plus qu'une flexion : 1'* de la 3» personne du singulier (la 2* ayant disparu de l'usage); le français en a gardé deux, -ons et -es, dans la conjugaison vivante en-er (prononçant 7'èm, tu èm, il èm, Hz èm). En face d'une pareille désor- ganisation, la syntaxe prête main-forte : c'est le pronom personnel, devenu inséparable du verbe, qui tend désormais à exprimer la flexion, tandis que l'idée du pluriel se reporte en français sur l'article. A quoi entendons-nous le pluriel de homme? non plus à l's final, qui ne se prononce pas, mais à l'article, les hommes, des hommes (léz om, déz om). De même pour les verbes. Et ce phénomène, qu'on pourrait croire propre à notre époque, s'est produit à la période préhistorique des langues antiques : l'anglais i-giv', we-giv\ you- giv\ they-giv\ comme le français j-doji% tu-don\ il don\ correspondent exactement au grec primitif LES TROIS ASPECTS DE LA SCIENCE 225 dido-mi^ dido-si, dido ti. La seule différence est dans la place du pronom : nos idiomes connaîtront sans doute plus tard la flexion à l'initiale. — Nouvelle preuve de l'évolution cycloïde des langues. Le lan- gage, comme la vie, est un perpétuel recommen- cement. ciiAi'iiiiF-: Il L'observation La nature de l'observation. — L'audition des sons; les illusions et l'éducation de l'oreille ; la notation phont''ti(}ue. — La pho. nétique expérimentale : l'analyse physiologique et acous- tique de la parole; inscription directe et méthode graphique. — L'observation psychologique, l'interrogation. — Comment étudie-t-on les patois : nécessité de l'enquête directe; les conditions d'une bonne observation. La science du langage étudiant des phénomènes propres h des rtres organiques; il semblerait a priori que l'observation devrait porter exclusivement sur des sujets vivants. Mais les documents qui nous ont été transmis par l'écriture sur les idiomes disparus, sur les langues mortes, ont une importance primor- diale : sans eux, il faudrait renoncer à l'étude des évolutions, car un grand intervalle est nécessaire pour juger de l'ampleur de ces phénomènes; sur un champ d'observation trop restreint on risque d'ac- corder une importance exagérée à des faits secon- daires, individuels ou insignifiants, et de tout fausser pir des erreurs de perspective. Un tel danger n'est d'ailleurs pas h craindre dans l'état actuel de la linguistique. On a plutôt été porté, pendant long- temps, à négliger les matériaux vivants et à concen- l'observation 227 trer trop exclusivement l'activité scientifique sur le? matériaux morts : les recherches dialectologiques sérieuses sont toutes récentes, et la phonétique expérimentale date de vingt ans. L'interprétation des textes trouvera place au chapitre suivant. Seule l'observation directe nous retiendra d'abord. Elle peut être subjective ou objective, suivant qu'on étudie le langage sur soi- même ou sur autrui, — phonétique ou sémantique, selon qu'on a pour but l'analyse des sons ou des phénomènes psychologiques. Enfm on peut recourir aux instruments pour suppléer aux imperfections de notre oreille. , * * Envisageons d'abord l'étude des sons. On peut observer son propre langage. Mais l'observation est viciée, car l'attention que nous prêtons est suscep- tible de modifier les phénomènes. Plus grave encore est l'influence de l'idée préconçue, à laquelle il est difficile de se soustraire. L'observation subjective avait surtout sa raison d'être avant la phonétique expérimentale, parce qu'elle seule pouvait renseigner — mais combien imparfai- tement!— sur certains phénomènes internes : mou- vements de la langue, etc. A vrai dire, elle avait donné, même à ce point de vue, fort peu de résultats. A plus forte raison n'offre-t-elle plus guère d'intérêt aujourd'hui, en face des moyens d'observation scien- tifiques dont nous disposons. D'ailleurs, l'observation personnelle, quels que soient les procédés d'investigation, est insuffisante. 228 LA PHILOSOPRIE DU LANGAGE Elle ne peut aboutir qu'à des monographies isolées; . elle risque d'attacher autant d'importance aux parti- cularités individuelles qu'aux phénomènes généraux. Seule l'observation objective permet de généraliser. En dépit des critiques qu'on lui a adressées, notre oreille n'est pas un trop mauvais instrument: l'essentiel est de savoir s'en servir, d'en faire l'édu- cation. Nous entendons très mal notre propre langue. En français, par exemple, nous sommes malheureuse- ment influencés par une orthographe déplorable, qu'il faut avant tout oublier. Dans la conversation courante, mérfecm est généralement prononcé métsin; mais pas une personne, même prise sur le fait, ne reconnaîtra cette particularité : il lui faudra de longs exercices acoustiques. On entend des sons qui n'existent plus ; on ne perçoit pas ceux qui existent. Les habitants de Dreux, a dit M. l'abbé Kousselot, prononcent Drœy avec un y que tout le monde entend, sauf eux-mêmes. La plus grande partie des erreurs viennent de ce fait, que l'auditeur s'attache au sens et non au son des mots. Faites répéter lentement, dit encore M. Rousselot, mon pauf Pierre y on vous répondra invariablement mon pauvre Pierre. Vous avez eu beau prévenir votre interlocuteur de prêter l'oreille aux sons^ il n'a pas entendu. « Savoir écouter et comparer, c'est tout l'art du phonéticien. En général, on cherche à savoir, non comment on dit, mais ce qu'on dit. Dès que le sens apparaît nettement à l'esprit, on néglige le son... Il y a plus : les appréciations de l'oreille se lient si l'observation 229 instinctivement aux sensations de l'organe phonateur que Ton croit entendre ce que l'on croit prononcer, alors même que l'on prononce maU. » Faut-il conclure qu'on entend mieux les langue? étrangères que la sienne propre? Ce serait une grave erreur. L'étranger est dans des conditions encore plus mauvaises que l'indigène. « S'il n'a pas, dit M. Rousselot, la tentation d'entendre des sons voulus, il a celle d'entendre des sons connus, ceux de sa propre langue. » L'exemple le plus frappant est celui de l'Allemand, qui reproduit, en parlant français, l'aspiration de ses p-k-t et assourdit les b-g-d, sans entendre généralement la différence avec la prononciation indigène. L'indigène a une grande finesse de l'ouïe pour reconnaître les sons de son langage. Pour les classer d'abord : un Parisien interrogé dira qu'il prononce fait comme lait, mais non pas comme tête. Mais l'exemple du français est mauvais, car il y a dans les langues littéraires une certaine fluctuation de pro- nonciation, due à la multiplicité des prononciations locales. Dans les patois, où la physionomie phoné- tique des mots possède une grande fixité, l'oreille des indigènes n'hésite jamais. Chacun saisit les moindres altérations de sons dont sa propre langue peut être l'objet. Des patoi- sants m'ont signalé souvent, entre leur parler et un parler voisin, des différences de prononciation qu'ils 1. Abbé Rousselot, Principes de phonétique expérimentale y p. 35. 20 , 230 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE jugeaient considérables, et que j'avais le plus grand mal à percevoir. Allez dans un village, étudiez la phonétique d'un patois, analysez minutieusement les sons à l'aide des instruments les plus précis; exer- cez-vous à les reproduire, jusqu'au moment où les enregistreurs automatiques indiqueront une simili- tude parfaite avec ceux que vous recueillerez autour de vous : l'indigène ne s'y trompera jamais, et, à votre prononciation, vous reconnaîtra toujours, malgré vos efforts, pour un étranger, par suite de différences scientifiquement inappréciables. Je con- nais des Allemands qui ont appris le français à l'aide de cette méthode, et qui le parlent fort bien : leurs sons sont corrects, on ne sait qu'y reprendre, et néanmoins on a l'impression très nette qu'ils n'ont pas la prononciation française ; un «je ne sais quoi » impalpable révèle l'étranger. Différence des organes phonateurs ? Ne disons donc pas trop de mal de l'oreille, instrument d'une finesse extrême, puisqu'il perçoit des nuances que les instruments ne peuvent encore révéler. Mais il faut faire son éducation pour la pré- server des illusions de l'ouïe, aussi tenaces que les illusions d'optique. La pratique de récriture phonétique est une pré- paration indispensable à l'observation directe et, par ricochet, une excellente éducation de l'oreille. C^r les sensations auditives relatives au langage sont, surtout chez les tempéraments « visuels », associées étroitement à celles de l'œil pour quiconque a quelque peu lu ou écrit : à peine entendons-nous un mot, que nous le voyons écrit, et, naturellement, l'observatioî* 231 dans l'orthographe usuelle. Il importe donc de recréer — et on y parvient assez vite — une nouvelle série d'associations d'idées par suite desquelles les mots évoqueront leur transcription phonétique : on prêtera ainsi une attention exclusive aux sons, qu'il s'agit d'enregistrer. La notation phonétique est donc l'instrument de transcription indispensable pour l'étude des sons. C'est une convention — comme toute écriture — et ce qui le prouve^ c'est la pluralité de systèmes, éga- lement satisfaisants, plus ou moins souples, plus ou moins aptes à traduire les sons de tel ou tel groupe linguistique ; mais ils sont tous dominés par un même principe, rigoureusement appliqué jusque dans ses conséquences extrêmes : chaque son repré- senté par une lettre et une seule, chaque lettre réservée à un son. La graphie phonétique doit être aussi complexe que le langage lui-même, traduire toutes les nuances et les variations de prononcia- tion, non seulement d'un idiome à l'autre, mais dans le même langage et chez le même individu, suivant la nature de l'élocution et la rapidité de la parole: tenir compte des sons naissants ou affaiblis, des résonances nasales ou gutturales : c'est-à-dire que son champ d'action se limite au domaine de la science, qu'elle est radicalement inapplicable à la vie sociale, et qu'elle ne saurait chercher à sup- planter les orthographes usuelles des langues litté- raires. 232 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE L'observation phonétique devient de plus en ])lus précise et minutieuse : il ne saurait y avoir aucun excès dans ce besoin d'analyse; on ne peut apporter trop de rigueur dans l'observation. La phonétique a décomposé les mots en sons. Chaque son a été d'abord déterminé par la méthode auditive. Mais l'analyse est allée plus loin, et, comme la cytologie après l'histologie, elle a dis- séqué et regardé au microscope, toujours plus gros- sissant, ces cellules linguistiques qui paraissaient d'abord des éléments primordiaux, d'une unité indivisible. C'est ici qu'entrent en jeu les méthodes de la phonétique expérimentale. Le mot, créé en 1890, fut mal choisi. A cette époque, le terme «expéri- mental » était fort à la mode, et l'on croyait volon- tiers qu'on faisait de l'expérimentation dès qu'on touchait à des appareils de physique ou de biologie. En réalité, comme je le montrerai plus loin, la phonétique dite « expérimentale » fait fort peu d'expérimentation en dehors de ses applications pratiques : c'est, avant tout, une science d'observa- tion, et ce qu'elle a apporté de nouveau à la phoné- tique, c'est l'emploi des instruments, c'est l'adapta- tion à l'étude de la parole des procédés de recherches physico-physiologiques. La phonétique expérimentale peut être définie : l'analyse physiologique de la parole. Suppléant aux imperfections de l'oreille, elle rend, au moyen des l'observation 233 instruments, les sons sensibles à l'œil. Nous reve- nons donc à la graphie : mais ce n'est plus la nota- tion arbitraire de l'écriture; c'est une transcription scientifique. Faut-il rappeler le passage classique de Marey, qui a été le père de la phonétique expérimentale? « Quand l'œil cesse de voir, l'oreille d'entendre et le tact de sentir, ou bien quand nos sens nous donnent de trompeuses apparences, les appareils inscripteurs sont comme dçs sens nouveaux d'une précision étonnante... Ils mesurent les infini- ment petits du temps; les mouvements les plus rapides et les plus faibles, les moindres variations des forces ne peuvent leur échapper. Ils pénètrent l'intime fonction des organes où la vie semble se traduire par une incessante mobilité «^ Les renseignements fournis sont de deux sortes. Grâce aux instruments, le phonéticien peut con- naître la nature des sons du langage par l'analyse des vibrations, etc. Et nous apprenons conjointe- ment de quelle manière ils sont produits, par l'étude des lieux d'articulation et le dénombrement des organes qui entrent en jeu pour émettre un son donné. Les deux méthodes essentielles de la phonétique Expérimentale sont l'inscription directe, et surtout la méthode graphique. L'inscription directe a pour but de préciser les lieux d'articulation des sons, sans pouvoir renseigner sur la nature des émissions vocales. D'après ce pro- 1. Marey, La méthode graphique, p. 108. 20. 234 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE cédé^ l'articulation s'inscrit directement sur l'ins- trument. Le type de ces appareils est le palais arti- ficiel, moule du palais dur qu'on enduit de craie ou de poudre de kaolin, et qu'on applique dans la bouche pour examiner les contacts de la langue avec le palais dans l'émission des sons linguo-pala- taux. Par ce seul exemple, on voit que le rôle de ces instruments est localisé et très borné. Beaucoupplus importante estlaméthode graphique, inaugurée en physiologie par Marey. Elle permet d'étudier, successivement ou simultanément, tous les mouvements de tous les organes phonateurs, en réduisant ces mouvements multiples et directement inanalysables — pressions, déplacements, vibrations, expirations, inspirations — en tracés qui en sont la transcription fidèle et dont on peut déterminer mathématiquement les courbes. A cet effet, elle se sert de trois sortes d'intermédiaires entre l'organe à explorer et le tracé final : les explorateurs, placés sur l'organe dont on veut étudier le mouvement, et dont la forme varie avec la nature de celui-ci (ampoule, olive, embouchure, tambour, etc.); l'enre- gistreur, cylindre animé d'un mouvement hélicoïdal autour de son axe, sur lequel l'inscripteur (généra- lement une plume) vient inscrire le mouvement transmis par l'explorateur, souvent amplifié par un levier. L'avantage capital de cette méthode est de trans- former des phénomènes qualitatifs en phénomènes quantitatifs susceptibles de mesure, de détermination numérique, et qui seuls peuvent servir de base pré- cise à une science. Au lieu d'exprimer, par exemple, l'observation 235 la valeur d'un a à l'aide de vagues épithètes suscep- tibles d'engendrer les pires malentendus — voyelle claire, sourde, ouverte, fermée, etc. * — on donnera le tracé graphique de l'a qui reproduira les vibrations de la voyelle, — avec les autres éléments qui com- posent le dossier du son (ouverture de la bouche, position de la langue, mesure du souffle, etc.). Désor- mais plus de confusions, plus d'erreurs possibles. De plus la notation par l'écriture — à laquelle il faut bien revenir — reposera dorénavant sur une base sérieuse, indiscutable, et non plus sur des classifi- cations plus ou moins arbitraires. Enfin l'étude du mécanisme intérieur du langage, comme l'a montré M. Rousselot^, « nous donne la clef de diverses modifications que le jeu de l'orga- nisme phonateur n'explique pas : les substitutions irrationnelles d'articulations, les transpositions de certaines syllabes ou de certaines lettres, qui proviennent d'erreurs de transmission. Elle nous fait mieux comprendre la mutuelle dépendance du système phonateur et dejl'oreille ». « Détrônée en partie/pourla phonétique, par l'usage des instruments, l'observation auditive reste seule pour étudier les phénomènes sémantiques. La méthode employée est une variété de la méthode psychologique, subjective ou objective. 1. Par exemple, les Allemands désignent généralement par a ouvert Va que nous appelons fermé et vice versa. 2. Principes de phonétique expérimentale, pp. 313-314. 236 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE A l'observation subjective, les philosophes font trois objections principales. Ils lui reprochent de ne pas nous faire connaître l'origine et la cause des phénomènes : ce grief n'en est pas un — bien au contraire — aux yeux du linguiste qui, pendant l'observation, doit éviter de rechercher les causes pour se borner à constater les faits. Les deux autres critiques sont ici plus graves : modification possible du phénomène sous l'influence de l'attention et confiisi ^n des faits individuels et généraux. La premier: a moins de valeur, toutefois, en sémantique qu'en phonétique : l'attention peut plus difficilement déformer un sens ou un morphème qu'un son. La seconde est très importante : pour prendre un seul exemple, l'échelle des synonymes varie beaucoup d'un individu à l'autre, la valeur des mots n'étant pas la même pour chacun. Mais surtout l'observation subjective, en matière de langage, se meut dans un champ très restreint. Elle est donc tout à fait insuf- fisante, même pour un langage donné, tout en présentant à certains égards moins d'inconvénients qu'en psychologie pure, le langage étant un des phénomènes psychiques les plus stables. C'est donc la méthode objective qui sert généra- lement pour l'étude de? idiomes vivants. Observation fort délicate, qui nécessite une grande habileté psy- chologique et linguistique, pour recueillir les formes et les mots sans déformer les phénomènes. L'observation passive seraitévidemmentpréférable. Écouter une conversation, y prendre part sans que les interlocuteurs se sachent observés, c'est encore le meilleur moyen pour saisir le langage sur le vif. L OBSERVATION 237 Mais ce procédé n'est pas toujours applicable et, de toute façon, ne saurait suffire : on pourrait sou- vent attendre en vain l'expression ou la forme dont on a besoin. Force est bien de recourir à l'obser- vation active, à la réponse provoquée, à l'interro- gation. Autant que possible l'interrogation doit être faite sans que le sujet en connaisse le but véritable sinon les phénomènes risquent d'être altérés, cons- ciemment ou non; le langage qui se sent observé tend à se modifier sous l'influence de causes multiples. Il serait préférable d'interroger dans le langage même qu'on étudie : mais cette condition est le plus souvent impossible à remplir, car on observe surtout les langages qu'on ne connaît pas ou qu'on connaît mal. L'interrogation se fera le plus souvent dans la langue littéraire du pays, quand il s'agira de dialectes. On demandera donc une traduction au sujet, ce qui exposera à de fréquentes erreurs, possibles même lorsqu'on interroge dans l'idiome envisagé. La ques- tion peut être mal comprise, a fortiori mal traduite. Comment opérer dans ce cas? S'en tenir, suivant l'opinion de M. Gilliéron, à l'inspiration, à l'expression première de l'interrogé, à la traduction de premier jet, tout en la sachant manifestement inexacte *? Répéter son interrogation, — allègue-t-on dans ce sens — insister, appeler l'attention du sujet sur le mot ou la phrase, c'est nécessairement déformer le phénomène et obtenir une réponse extorquée. En revanche on réplique, avec M. l'abbé Rousselot, 1. Uotice de l'Atlas linguistique de la France, p. 7. 238 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE qu'il importe avant tout de se mettre en garde contre toute cause d'erreur; on risque souvent d'être trompé par les sujets qu'on observe : « Je demandai un jour à une femme, habitant les confins du Poitou et de l'Angoumois. quel était le nom de l'animal que je lui montrais (c'était un cheval) : « C'est un chval, me répondit-elle. — Non, lui dis-je, c'est du français. — Un chvô. — Non, c'est poitevin ». N'ayant pas d'autre terme étranger à sa disposition, elle se hasarda à employer celui de sonr patois : un chvâ » ^. On pjoute, dans le même sens, qu'aucune réponse, aucune traduction surtout, fût-elle de premier jet, n'est pas, ne peut pas être un franc parler. Il s'agit surtout de savoir, lorsque nous demandons un mot ou une locution, si nous voulons bien avoir cette locution ou ce mot, ou expérimenter la faculté de traduction chez tels ou tels individus. Quand nous demandons « allez-vous-en », nous ne pouvons nous contenter de « allons-nous-en ». On voit la force des argumentations en présence. La possibilité des formes extorquées est, il est vrai, réduite à un minimum insignifiant pour un observa- teur qui connaît déjà le langage examiné et les lan- gages voisins, qui a le sens linguistique de cet idiome. Pour ne pas tourner dans un cercle vicieux, on se contentera, au début, de l'observation passive, et, lorsqu'on aura suffisamment pénétré la langue, on pourra recourir, sans danger appréciable, à la seconde méthode. 1. Abbé RoussELOT. Introduction à rétude des patois, p. 18. l'observation 239 * a méthode auditive, tant phonétique que séman- tique, se précise en ce qui concerne spécialement l'étude des patois : champ d'observation immense et en majeure partie inexploré, si l'on considère qu'une langue littéraire comme le français com- mande à trente mille patois (en moyenne un par com- mune). Le premier principe qui s'impose au linguiste est d'observer et de noter les patois sur place, de ne se servir d'aucune forme, d'aucun mot qu'il n'ait recueilli lui-même, ou qui n'ait été recueilli dans les mêmes conditions par l'auteur d'un ouvrage scientifique. L'enquête par correspondance doit donc être rigoureusement proscrite. Les correspondants n'ont aucune éducation phonétique : l'éducation phonétique d'une personne est longue et demande sa présence réelle ; il est enfantin de vouloir la faire par la poste, comme d'aucuns l'ont tenté, en en- voyant la notice explicative d'une graphie. Une enquête de seconde main s'opère par l'intermédiaire d'une multitude d'oreilles, qui, fussent-elles indivi- duellement bonnes et suffisamment éduquées, entendront cependant différemment et fausseront l'ensemble des résultats. Enfin les correspondants auxquels on s'adresse (généralement l'instituteur, le curé ou le pasteur) ne sont pas originaires de la commune qu'ils habitent, et mélangent les formes de ce patois avec celui de leur pays d'origine, — sans parler de l'influence de la langue littéraire, si 240 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE naturelle chez des gens plus instruits que leur entourage. Un seul de ces motifs serait dirimant. Il est fâcheux que certaines nations voisines de la France aient élaboré leur atlas linguistique par ce procédé suranné et antiscientifique. Il n'est pas nécessaire toutefois d'être linguiste pour recueillir un patois dans des conditions offrant les garanties désirables. Les philologues n'ont, en général, ni le temps, ni souvent le goût d'effectuer eux-mêmes ces recherches. On peut utiliser les tra- vailleurs de bonne volonté, même peu éradits, mais dans des conditions bien déterminées, et en écartant rigoureusement de leurs travaux toute préoccupation étymologique ou linguistique ; ils devront se borner à enregistrer des mots, des phrases, des locutions, des conversations, des récits, des documents folk- loriques. Un travailleur de cette nature doit se mettre d'abord en rapport avec un phonéticien, qui fera l'éducation de son oreille et lui enseignera une notation phonétique. Son rôle essentiel sera ensuite de recueillir son propre patois, non seulement d'après ses souvenirs personnels, mais en retour- nant (s'il l'a quitté) dans son village natal, où sa qualité d'enfant du pays le placera à tous égards dans la situation la plus avantageuse pour procéder à cette étude. Il ne notera que les mots et les phrases vraiment « entendus ». Les souvenirs ne seront pour lui qu'un point de départ : ils devront être contrôlés et complétés par de nombreuses interrogations et conversations avec des indigènes de toute condition et de tout âge. L'OBSERVATION 241 En dehors de son propre patois, le non-philologue peut-il être utilisé pour jouer un rôle actif? M. Gil- liéron, pour élaborer son remarquable i4t/aj linguis- tique de la France^, a fait recueillir par M. Edmont, dans 638 communes disséminées sur tout le terri- toire, l'équivalent patois d'un questionnaire compre- nant une centaine de phrases usuelles bien choisies et d'un certain nombre de mots isolés. Grâce à ce procédé (incomparablement supérieur au question- naire écrit adressé il y a quelques années dans la Suisse romande sous le patronage du Gouvernement fédéral), cette œuvre considérable a pu être menée à bien en l'espace de quatre ans et demi (1" août 1897 afin 1901). Ce n'est pas que cette méthode d'investigation échappe encore à toute critique : car M. Edmont, n'étant pas un linguiste, a commis des erreurs contre lesquelles un homme de science se serait mis en garde. Mais précisément M. Gilliéron voulait avoir des documents francs de toute retouche, esti- mant que son collaborateur devait jouer un rôle analogue à celui du phonographe enregistreur. Nous connaissons la théorie. Deux objections principales peuvent être faites à l'emploi, hors de son patois, d'un observateur qui n'est pas un linguiste. L'une est d'ordre phonétique. Même si son oreille a été affinée par une éducation préparatoire, ce travailleur risquera de ne pas rendre la correspondance exacte des sons et de fausser les 1. Ou plus exactement de la Gaule romane, y compris la Belgique wallonne, la Suisse romande et quelques vallées italiennes des Alpes. 21 242 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE séries de sons par un excès même de scrupule. Le souci de la trop grande exactitude, je vais le mon- trer, peut conduire à l'erreur. Veut-on un exemple? Il est bien évident qu'en français la voyelle finale des mots bateau, chapeau, manteau, etc., est absolument identique et doit être transcrite par le même signe. Cependant, pour un même mot, chez le même sujet, la prononciation de cette voyelle n'est pas immuable, et peut varier assez sensiblement, ainsi que la place de l'accent tonique, suivant l'intonation, l'allure de la phrase, l'élocution plus ou moins soutenue ou plus ou moins familière. L'o de manteau peut être tour à tour long et fermé, bref et fermé, bref et moyen, chez le même sujet, tandis que l'intensité de la voyelle variera parallèlement. Il se peut que le hasard fasse entendre à l'observateur qui passe, dans une phrase chapeau un o long fermé fortement accentué, et dans une autre phrase manteau avec un o bref moyen et une déperdition d'intensité au profit de la syllabe précédente. Le philologue ne se contentera pas de cette observation superficielle, dont les résul- tats — étant donnée la similitude d'origine du suf- fixe — l'étonneront au premier abord et mettront sa curiosité en éveil. Il se fera répéter les mots dans d'autres phrases, et aboutira vite à la conviction que ces finales sont les mêmes. Que fera-t-il? Il em- ploiera dans sa phonétique une notation unique assez large — o fermé, par exemple — et notera que cette finale peut passer, dans des conditions déter- minées, de 0 bref moyen à o long fermé et entraîner un ébranlement corrélatif de l'accent tonique. L OBSERVATION 243 Supposons maintenant le même phénomène observé par un non-philologue. Celui-ci s'en tiendra à sa première audition — il n'a pas de raison pour la suspecter — et notera hardiment d'une part chapeau avec o long fermé accentué et manteau avec 0 bref moyen atone. Le philologue qui travail- lera ensuite sur de tels documents croira à une dif- férence intrinsèque de sons, et déclarera gravement, par exemple, que, dans cette langue, la consonne labiale conserve l'allongement et la fermeture de Vo ou que la linguale provoque l'abrègement de la voyelle! On voit comment ce procédé peut devenir très dangereux, car, dans certains parlers, on trouve en effet des finales, d'origine semblable, qui se sont différenciées d'un mot à l'autre sous l'influence de la consonne précédente. D'autre part, le rôle d'un observateur non philo- logue étant forcément passif, celui-ci devra se borner à enregistrer les réponses faites à un questionnaire préparé, et limité d'avance : tout au plus pourra-t-il noter quelques autres phrases. Or, nul n'ignore qu'un questionnaire élaboré avant l'enquête n'est et ne peut être qu'une simple ébauche et qu'il doit être modifié constamment au cours des recherches. Par hypothèse, on n'explore qu'une région qu'on ne connaît pas ou qu'on connaît mal. Comment alors prévoir les phénomènes qu'on rencontrera et les mots nécessaires pour les déterminer? On aura beau élar- gir constamment le questionnaire* : beaucoup de faits intéressants passeront toujours à travers les 1. M. GiLLiÉRON a augmenté beaucoup le sien pour les patois du Midi. 244 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE mailles du filet. Il faut un observateur actif — presque un expérimentateur, capable de changer immédiatement ses batteries et de sortir de son cerveau une nouvelle liste d'exemples appropriés. Les inconvénients ont été peu sensibles pour V Atlas linguistique de la France, qui avait pour but de nous donner une vue d'ensemble pouvant servir de base à des études de géographie linguistique, — et non de nous présenter la phonétique et la mor- phologie complète des 638 patois observés. Ils seraient plus graves s'il s'agissait de l'étude appro- fondie d'une petite région. Qu'on me permette un exemple personnel. Au début de mes recherches dialectologiques dans la Basse-Auvergne, lorsque, parti des environs d'Issoire, j'arrivai à Corent, mon questionnaire comportait deux seuls exemples d'in- finitifs de la première conjugaison, aller et chanter. Je recueille, à Corent, ne, tsantè. Un moment après, j'entends prononcer l'infinitif ama = aimer. Pour- quoi un a final dans ce mot? Je réfléchis et, me demandant s'il n'y avait pas là l'influence de la consonne précédente, je prépare une série de nou- veaux exemples et j'acquiers bientôt la conviction que dans ce patois ces infinitifs sont en a seule- ment après les consonnes labiales. Ce fut le premier indice d'un phénomène phonétique très important que j'eus bientôt l'occasion d'étudier sur une grande échelle. Observateur passif, je m'en serais tenu à mon questionnaire, en passant à côté d'évolutions du plus haut intérêt. On pourrait citer maint autre cas. Croit-on suffi- sant d'avoir préparé quatre exemples pour établir l'observation 245 une loi phonétique? Il se peut qu'un mot soit rem- placé par un succédané lexicologique, qu'un second désigne un objet, une plante ou un animal inconnu dans le pays, et que les deux autres aient subi l'influence de la langue littéraire. Le travailleur étranger à la linguistique ne soupçonnera aucun de ces faits : il rapportera des exemples sans valeur à cet égard et frappés de stérilité. Il est donc préférable que le linguiste, pour l'étude des parlers populaires, recueille lui-même les matériaux. Mais un certain nombre de précau- tions s'imposent à lui. L'étranger, surtout de condi- tion sociale supérieure, est en butte à une grande défiance de la part des indigènes : le paysan, natu- rellement soupçonneux, est fort étonné d'être inter- rogé sur son patois, et il se livre aux suppositions les plus bizarres sur son interlocuteur, en le prenant parfois — les mésaventures des dialectologues ne se comptent plus — pour un agent du fisc, un anar- chiste ou un espion déguisé. Pareil état d'esprit ne crée évidemment pas une atmosphère favorable à l'enquête du savant, qui risque, s'il n'y prend garde, d'être induit en erreur ou de se heurter au mutisme. Il importe donc d'abord de gagner la confiance de l'indigène, de savoir se présenter à lui : petit problème psychologique susceptible de varier suivant la région et la race. La meilleure méthode, pour qui veut explorer une région, consiste à étudier d'abord à fond le patois d'un village donné où on fait un séjour pro- longé, comme jadis M. Gilliéron à Vionnaz (Valais). On acquiert ainsi la double connaissance du langage 21. 246 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE et de l'indigène de la région, on traite en amis les paysans qui, après la première surprise, ne tardent pas à faciliter eux-mêmes l'enquête. Les richesses de la synonymie, locale, les détails morphologi- ques échappent à l'exploration rapide et ne se livrent qu'au cours d'un long contact; quant à la syntaxe, il est absolument impossible de l'étudier avec un questionnaire : le mécanisme de la phrase est chose si délicate que le patoisant le brise dès qu'il essaie de le manier avec réflexion. Pendant un tel séjour, il n'y a qu'à noter, à noter sans cesse, en ayant toujours sur soi carnet et crayon et en inscrivant pêle-mêle, au fur et à mesure : de temps en temps, on classe et on collige les maté- riaux pour dresser son inventaire, voir les lacunes qui restent à combler, les points sur lesquels doivent porter de préférence les recherches. Il ne faut pas craindre de questionner, de retourner les questions, de commenter, de demander « si on ne peut pas dire autrement » : car, avec un long séjour, on a vite pris l'habitude du patois, pénétré le « génie » de la langue — qu'on s'efforce de parler, — et on distingue soi-même ce qui est naturel de ce qui est extorqué. On peut ensuite parcourir la région commune par commune, mais il est bon, toutefois, pour compléter l'étude prolongée d'un patois-type, de s'arrêter d'abord dans cinq ou six points de la région, éloignés et aussi différents que possible les uns des autres au point de vue économique et social, — et qu'on examine de près afin de bien se pénétrer des diver- sités linguistiques et de leurs principaux caractères. l'observation 247 Il est essentiel de s'assurer que les sujets interrogés sont bien originaires du pays qu'ils habitent, ou tout au moins qu'ils y sont installés depuis leur enfance : sinon les résultats de l'enquête n'offriraient aucune garantie. Les nom, âge, origine, état social des sujets interrogés par M. Edmont sont consignés dans la notice de l'Atlas linguistique de la France, On ne saurait trop insister sur la rigueur néces- saire à l'enquête dialectologique. A l'heure actuelle, les langues littéraires, anciennes ou modernes, n'ont plus guère de secrets à livrer à la science, tandis que les innombrables matériaux accumulés dans des patois en voie de disparition rapide, demandent à être mis en valeur. Et, d'autre part, comment ne pas déplorer le temps et les efforts gas- pillés en pure perte, faute de méthode et de direc- tion, par beaucoup de travailleurs locaux bien inten- tionnés? CHAPITRE III Les méthodes d'interprétation. L'interprétation des documents graphiques. — La contribution de la prosodie et de la métrique; de l'histoire. — Un exemple de la méthode sociologique : les limites linguis- tiques et les mouvements ethniques en France. — La statis- tique ; la méthode historique; la chronologie, relative et absolue, des phénomènes. — La méthode comparative; la géographie linguistique. Les documents réunis et colligés, il s'agit, pour le linguiste, de les interpréter, tant ceux qui ont été fournis par l'observation directe, que ceux transmis par l'écriture dans les textes anciens. Au préalable, la valeur des matériaux utilisés doit être bien établie : on a vu quels critériums on doit appliquer aux résultats d'une enquête; quant à la critique des textes, les sciences auxiliaires de l'his- toire et l'histoire elle-même viennent prêter leur concours à la linguistique, — qu'il s'agisse d'inscrip- tions, de manuscrits ou de textes imprimés. L'épi- graphie, la paléographie, la diplomatique, etc., ont leurs méthodes spéciales dans le détail desquels nous n'avons pas à entrer. Remarquons simplement qu'il importe, non seule- ment de déterminer l'authenticité et la date de LES MÉTHODES d'iXTERPBÉTATION 249 chaque texte, mais encore d'examiner si celui-ci n'est pas la reproduction d'un texte plus ancien. Les œuvres littéraires qui ont connu le succès ont été copiées et recopiées à l'infini. Il faut alors établir la filiation des manuscrits, et rechercher dans quelle mesure la langue du scribe se mélange à la langue primitive. Un cas analogue se présente lorsqu'une œuvre, écrite originairement dans un dialecte, est transcrite dans un dialecte différent. Il s'agit enfin d'interpréter la graphie, qui s'ef- force souvent, mais pas toujours, d'être phonétique. Les influences traditionnelles et littéraires exercent sur elle une action, variable suivant les époques, rarement négligeable. Il faut compter aussi avec les erreurs du scribe — lapsus calami, — bourdons, interpolations de gloses, influence de mots et de lettres similaires. Ce travail délicat doit être effectué avec un soin d'autant plus grand que toute la lin- guistique historique repose sur la comparaison des formes anciennes, passées au crible de la critique. Les différentes sciences philologiques, ainsi que la sociologie et l'histoire, sont appelées à se prêter un mutuel appui. La connaissance des textes a créé la science du langage, qui, à son tour, est susceptible d'éclairer plus d'une fois l'histoire et les sciences auxiliaires. Un texte, dont la date est certifiée par la critique historique, peut révéler ou compléter la connaissance d'un langage à une époque et dans un lieu donnés; en revanche, la relation d'un fait intéressant, dont on ignore la date, peut être située dans le temps ou l'espace par la linguis- tique ou la paléographie. 250 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE La science du langage dispose d'une série de méthodes interprétatives, dont les unes sont emprun- tées, tandis que les autres lui sont propres, chacune d'elles venant prêter son concours au moment voulu. Voyons d'abord la première catégorie. * La prosodie et la métrique, dont les règles sont extrêmement précises, ont apporté et apporteront encore un contingent de faits précieux, pour qui- conque sait les utiliser et les interpréter pour l'étude du langage. L'examen de la versification de VIliade et de VOdyssée a permis d'assurer que le digamma exis- tait dans la langue des aèdes qui chantaient ces poèmes : ce son, analogue au v latin primitif (w anglais) se trouvait à l'initiale de nombreux mots comme olvo; (cf. latin vinum), et l'évolution phoné- tique l'avait fait disparaître entre l'époque des aèdes et celle des scribes. Certains vers, avec l'ortho- graphe traditionnelle, sont faux, et il faut rétablir le digamma, qui supprime du même coup les ano- malies de finales brèves non élidées et de longues non abrégées devant un mot commençant par une voyelle : l'initiale de ce mot, en réalité, était une consonne. L'examen de la prosodie si délicate des trouba- dours a permis naguère à M. Antoine Thomas de mettre en lumière^ les deux sortes d'e toniques en \. Rapport sur une mission philologique dans la Creusey 1878, pp. 440-442. LES MÉTHODES d'fNTERPRÉTATION 251 ancien provençal, Ve lare (ouvert) et l'e estreit (fermé), qui sont confondus dans l'écriture, et que seules les rimes permettent de discerner. Différenciation très importante, car chacun de ces deux e a une origine bien distincte (d'un côté ë, de l'autre ë et î latins), et ils ont cheminé côte à côte, pendant tout le moyen âge, sans jamais se confondre, pour aboutir dans les patois actuels à des points d'arrivée presque toujours différents. Exemples que l'on pourrait aisément multiplier. Le rôle de l'histoire est beaucoup plus important. A chaque instant la science du langage doit s'ap- puyer sur l'histoire, pour éclaircir des dates, des faits, des sens. C'est la critique historique et littéraire qui est utilisée pour l'appréciation des anciens travaux grammaticaux, la mise au point des remarques formulées par les contemporains sur telle ou telle particularité du langage de leur époque. Ici doit intervenir la critique du témoignage de l'auteur, de sa véracité ordinaire, de son degré d'intelligence et d'éducation linguistique — indépendamment de la critique du texte. L'histoire proprement dite et l'his- toire littéraire nous renseigneront, par exemple, sur la valeur du témoignage de Varron ou des grammai- riens grecs, sur les conditions dans lesquelles ont pu être élaborés les gloses de Reichenau ou le Donat proetisaL A un point de vue plus spécial, combien de fois l'histoire vient-elle éclaircir un point obscur? J'em- prunte un exemple à M. Antoine Thomas. 1. Essais de philologie française, pp. 1-11. 252 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Le pays de la France méridionale qui porte, depuis le moyen âge, le nom de Comenge^, était habité, lors de la conquête des Gaules, par la peu- plade des Convenœ. L'analogie de formation pour les autres noms de pays doit faire présumer un dérivé latin Convenicum (pays des Convenœ^ comme Sanctênicum, ,pa,y s des Sanctones, devenu Sain- tonge). Mais la phonétique oppose un obstacle insurmontable au passage de Convenicum à Co- menge : jamais, dans la transmutation du latin en gascon, le groupe nv ne s'est changé en m, La modi- fication se serait-elle opérée lors de la romanisation du pays? Précisément l'histoire nous apprend que le nord des Pyrénées était habité par les populations de langue ibère, dont le basque est aujourd'hui le dernier résidu, et on sait d'autre part que le basque a toujoiirs changé en m le v des mots empruntés jadis au latin. Il s'agit donc d'une influence ethnique qui a agi sur la prononciation au moment de la substitution des langues, et la linguistique, à son tour, vient confirmer l'origine ibère des Convenœ, M. Thomas a pu conclure : « La conclusion à laquelle je suis arrivé en étu- diant scientifiquement la formation du nom du pays de Comenge pourra paraître téméraire si l'on songe qu'elle ne repose que sur une lettre. Mais si, comme je le crois fermement, je ne me suis pas écarté de la saine méthode linguistique, cette conclusion s'impose nécessairement. Aucun exemple ne montre mieux la puissance de cette méthode et l'impor- 1. On écrit plus généralement aujourd'hui Cominge ou Comminges, d'après la prononciation méridionale. LES MÉTHODES d'iNTERPRÉTATION 253 tance des résultats qu'elle peut atteindre, malgré l'exiguïté des éléments qu'elle a à sa disposition. » * * La sociologie apporte des éléments d'informatioir non moins précieux que l'histoire : ne lui est-elle pas intimement liée? L'association de la sociologie à la linguistique est une idée nouvelle, bien que la chose soit ancienne et que les linguistes aient fait depuis longtemps appel, à l'occasion, aux faits- sociaux, — comme à l'histoire naturelle, lorsque la représentation par Sr, du bêlement du mouton dans d'anciens auteurs grecs permet de confirmer la valeur phonétique de l'r, à cette époque. Mais une orientation plus consciente du côté de la sociologie permet de mettre en lumière de nouveaux phéno- mènes, ou d'établir des relations inédites entre les faits linguistiques. Je vais en donner un exemple en montrant, avec quelque précision, comment on peut reconstituer en France divers mouvements ethniques, par l'examen des limites phonétiques confrontées avec la géographie actuelle des types traditionnels d'habitation. Examinons la carte linguistique de la France. Au milieu de l'extrême variété des dialectes, on peut distinguer deux types linguistiques principaux, le français au nord, le provençal au sud. On passe de l'un à l'autre par une infinité de transitions : néan- moins les limites phonétiques les plus importantes qui les séparent coupent presque transversalement le centre de la France, et présentent entre elles des. 254 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE caractères communs qu'il est intéressant d'étudier*. Voici d'abord la limite septentrionale de la conser- vation de c dur devant a latin {vacca vaco, cantare *canta{r) etc.). Elle suit l'embouchure de la Gironde (à part l'enclave du Verdon qui se rattache à la rive orientale); en amont de Blaye, elle quitte brusque- ment la direction du sud-sud-est pour celle de l'est, coupe le sud de la Dordogne, le nord du Lot, échancre lie Cantal en remontant au Plomb du Cantal, puis descend rapidement au sud-est jusqu'au Rhône qu'elle atteint au sud de Pont-Saint-Esprit, pour remonter ensuite au nord-est et couper la. frontière franco- italienne au sud des Hautes-Alpes. La limite septentrionale de la conservation de s devant une consonne sourde (testo, espino, escouta) se confond d'abord avec la précédente pour s'en séparer dans la Dordogne, en remontant un peu plus au nord, mais en suivant les mêmes sinuosités. Elle atteint son maximum de latitude dans la chaîne des puys, au nord-ouest d'Issoire, coupe du nord- ouest au sud-est la Haute-Loire, et l'Ardèche, change de direction après le Rhône et franchit la frontière à Test de Briançon. 1. La première limite de ce genre fut tracée, il y a une tren- taine d'années, par MM. de Tourtoulon et Bringuier qii, voulant relever la frontière entre la langue d'oïl et la langue d'oc, reconnurent bientôt, nous l'avons dit, la chimère d'une telle tentative. Un certain nombre de limites phonétiques ont été établies dans le Bulletin de la Société des parlers de France (1893-1900), par M. P. Rousselot dans les Mélanges Gaston Paris (1892) (région alpestre), parmoi-même dans ma Géographie phonétique d'une région de la Basse-Auvergne {190&) . On peut les tracer d'après les cartes de V Atlas linguistique de la France, de MM. GilliéroD et Edmont. LES MÉTHODES d'iNTERPRÉTATION 255 La limite des sonores intervocaliques (rf, 6, g) issues des sourdes latines correspondantes t, p, c {amata, amado] ripa, ribo'^ securum segur^) suit les deux limites précédentes jusqu'à l'est de Blaye. Là elle remonte un peu plus au nord en longeant l'ouest de la Dordogne, contourne la Haute-Vienne et la Creuse en coupant le nord de ces deux départements, passe au sud de Montluçon, puis s'infléchit aussitôt et de plus en plus vers le sud-est, en séparant grosso modo le Puy-de-Dôme et la Haute-Loire de la Loire, et coupant la pointe septentrionale de l'Ardèche. Passé le Rhône, la limite s'oriente à l'est, puis au nord-est en se dirigeant vers le sud de la Savoie. Enfin, dernier exemple : la limite de la conserva- tion septentrionale de l'a libre latin, qui devient é en. français {mare mar, — au nord mer, etc.). Cette limite suit de très près la précédente jusque dans le sud du Bourbonnais : puis son inflexion vers le sud- est est moins accentuée, puisqu'elle coupe la Saône au nord de Lyon; mais ensuite le relèvement au nord-est est beaucoup plus caractérisé, et la limite, traversant le Jura et le sud du Doubs, va rejoindre le domaine allemand en séparant à peu près le canton de Neuchàtel du Jura bernois. Bornons là cette énumération qu'on pourrait prolonger et qui serait fastidieuse. Toutes les grandes limites entre le français et le provençal présentent, comme les précédentes, deux caractères communs : 1° Deux convexités tournées vers le sud, l'une dans la région girondine, l'autre dans la vallée du Rhône 1. Au nord t tombe (aimée), p devient v (rive), c t&mbe ou devient y {securum sûr, pacare payer). 256 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE et de la Saône — et une convexité tournée vers le nord dans la région du Massif Central. 2° Elles sont convergentes à l'ouest, la majorité d'entre elles se réunissant vers l'embouchure de la Gironde, tandis qu'elles vont en divergeant vers l'est, surtout à partir de la vallée du Rhône et de la Saône. Les limites 1 et 4, communes à l'ouest, sont distantes de 120 kilomètres au centre, de 300 à l'est; ies limites 3 et 4, communes à l'ouest, ont un écart moyen de 20 kilomètres au centre, de 200 à l'est. De telles similitudes ne sont pas, ne peuvent pas être l'elTet du hasard. On ne peut expliquer la triple courbure qu'en admettant qu'il s'est produit, à l'ouest et à l'est du massif Central, une poussée ethnique — dans la direction nord-sud — et qui n'a pas existé au centre. La géographie et l'histoire corroborent cette hypo- thèse. Les migrations, les mouvements de populations se sont toujours effectués jusqu'à nos jours par la voie des vallées et des plaines. Nous savons que la vallée de la Saône et du Rhône fut un grand couloir qui servit de véhiculeaux peuples du Nord attirés par le climat et les civilisations du Midi. Interrompue par la colonisation romaine, la poussée, pacifique et plus lente, se continua pendant et après l'empire romain. Faut-il s'étonner si le Massif Central n'a pas exercé une attraction analogue? Ne Ta-t-on pas appelé fort justement le pôle de répulsion de la France? Il est extrêmement remarquable que l'axe de symétrie de la courbe orientée au nord suit exactement la chaîne montagneuse la plus haute et la plus large- ment ramifiée, du Plomb du Cantal à la chaîne des LES MÉTHODES d'iNTERPRÉTATION 257 puys et aux derniers contreforts de la Gombraille. A l'ouest, nous avons un ensemble de faits très significatifs qui viennent démontrer et presque dater la poussée ethnique nord-sud ^ Nous savons de source certaine qu'au début du moyen âge, dans cette région, les dialectes méridionaux étaient parlés beaucoup plus au nord qu'aujourd'hui. Guillaume, de Poitiers écrit dans une langue très voisine de celle de Bertran de Born, troubadour limousin. Les noms de lieux de la Charente — fait encore plus probant — sont en désaccord complet avec la pho- nétique des patois parlés à l'heure actuelle dans la même région. Pour prendre un exemple topique, Secundiacum n'aurait jamais pu devenir 5é^o«2ac 2 d'après la phonétique charentaise, mais seulement Sonzay. Il faut donc admettre, de toute nécessité, qu'une population septentrionale s'est substituée peu à peu à une autre ou l'a assimilée en lui imposant sa langue, et a adopté seulement les noms de lieux tels qu'elle les a trouvés. Le phénomène est posté- rieur à la palatalisation de c final et à la chute des consonnes médiales en charentais. Enfin la présence d'une frontière linguistique formée par la Gironde, — la seule qui existe en France et qui réunisse à elle seule toute une série de limites phonétiques — suffirait à prouver le mouvement ethnique. De telles frontières ne peuvent se former dans une masse linguistique qui évolue 1. Cette poussée ethnique doit s'expliquer en partie uar le recul des rivages de la mer qui a été considérable au sud au Poitou et sur les côtes saintoogeaises, par la mise en valeur de terres nouvelles, des marais salants, dunes, etc. 2. Gbef-lieu de canton voisin de Cognac. 22 258 LA PHILOSOPFIIE DU LANGAGE librement à l'abri de troubles extérieurs. On comprend fort bien, au contraire, que la poussée ethnique se soit arrêtée devant la Gironde — obstacle naturel — et ait remonté la rive droite, en n'envoyant en face que la seule colonie du Verdon. Après avoir vu les phénomènes communs aux Charentes et à la vallée du Rhône et de la Saône, envisageons maintenant les dissemblances. Pourquoi les limites, convergentes à l'ouest, diver- gent-elles à l'est? Ce lait prouve d'abord qu'il existe une plus grande hétérogénéité dans les populations de la vallée Saône-Rhône — ce que l'histoire confirme. Il atteste en outre que les mouvements ethniques se sont échelonnés sur un espace de temps beaucoup plus vaste à l'est qu'à l'ouest. La vigueur de la poussée qui eut lieti à l'ouest permet d'inférer que les popu- lations refoulées dans le Poitou et les Charentes étaient moins denses que celles de la région lyon- naise. Et enfin, puisque les limites phonétiques remontent beaucoup plus au nord du côté du Jura que de l'Atlantique, l'hypothèse suivante se présente nécessairement à l'esprit : à latitude égale dans le centre de la France, l'élément latin (ou celto-latin) est en proportion plus grande à l'est qu'à l'ouest. C'est un paradoxe, semble-t-il, de supposer que l'est de la Gaule ait été moins germanisé que l'ouest : et cependant il est confirmé de façon fort curieuse par l'examen des anciens types d'habitation ^ 1. De même par un autre fait phonétique. Uli aspiré d'ori- gine germanique n'est plus conservé en France qu'au nora- ouest, et a disparu dans le nord-est. LES MÉTHODES d'iNTERPRÉTATION 259 L'étude scientifique des habitations, dans leur structure, leur évolution, leurs rapports avec la race, est une branche toute récente de l'ethnographie. Elle ne s'est développée que depuis peu, et presque exclusivement en Allemagne et en Suisse^. L'ex- trême variété des types traditionnels de construc- tion en Suisse ne pouvait manquer de frapper les observateurs. A. Meitzen, l'un des premiers, a très bien compris les rapports qu'il y avait entre la multiplicité, le mélange des peuplades qui se sont succédé en Suisse, et le mode de bâtir employé par les diverses races, pures ou plus souvent combinées. Le D"" Hunziker a montré comment les Allemands ont apporté jadis avec eux, en face de la maison celto-latine, un type nouveau de maison (avec plu- sieurs variétés), caractérisé notamment par le système de faîtage, et la coupe des deux pans du toit à angle droit. Ce système ne s'est pas seule- ment implanté dans les pays où la langue allemande a triomphé : partout où les Germains se sont ins- tallés — même là où ils ont été assimilés plus tard — ils ont laissé dans le type de construction une empreinte certaine : ainsi on relève linfluence ala- manique dans le nord du canton de Fribourg, l'influence burgondedans le pays deVaud, l'influence des Hauts-Valaisans allemands dans le bas Valais 1. Je rappellerai simplement les travaux de Henning et Meitzen, les enquêtes faites par la Société des ingénieurs allemands d'Allemagne, d'Autriche et de Suisse, et enfin les remarquables travaux du D"" Hunziker, en cours de publication )un volume par région), sous le titre Das Schweizerhauê à Aarau;. 260 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE roman, etcJ. Il faut donc en conclure que le peuple envahi qui s'assimile avec son envahisseur, peut fort bien faire triompher sa langue tout en subissant des influences importantes pour son système de construction qui se trouve désormais modifié. C'est précisément ce que nous allons constater en France : nous ne possédons pas de travaux analogues à ceux qui ont été faits chez nos voisins, et il faut s'en rapporter à l'observation personnelle ; par contre — et fort heureusement — la situation est beaucoup moins complexe qu'en Suisse. Le type de maison gallo-romaine — dont le carac- tère le plus saillant est la très faible inclinaison du toit — s'étend au nord jusqu'à une limite qui coupe le Poitou (passant entre Thouars et Bressuire), passe au sud du Berry et du Bourbonnais, atteint la Saône au nord de Màcon, puis se redressa brusquement vers le nord en englobant grosso modo la Franche- Comté, la Haute-Marne et presque toute la Lorraine française (y compris Verdun) pour aller rejoindre la Lorraine allemande au sud du Luxembourg. En rapprochant cette limite des limites linguis- tiques examinées plus haut, on peut faire les déduc- tions suivantes : L'aire occupée en France par la maison gallo- romaine s'est constituée dans la période d'équilibre qui suivit les violents mouvements ethniques des 1. HuNZiKER, op. cit., t. I. pp. 230 et suiv. (Voir surtout l'appendice). L'auteur a trouvé des coïncidences curieuses, dans le voisinage du canton de Neuchâte! et du Jura bernois, entre des carnrt."r.<; nhonétiques et les types de construction (t. IV, pp. 139 et suiv.). LES MÉTHODES d'iNTERPRÉTATION 261 grandes invasions. Auparavant, il est cei^tain que ce type de construction occupait toute la Gaule. Le système de maison à faîtage a été nécessairement importé par les Germains ^ dans toute la région où ils ont été assez nombreux pour modifier profondé- ment le type d'habitation, sans l'être assez pour faire triompher leur langue. Les populations qui ont conservé la maison gallo- romaine ont donc subi une infiltration germanique plus faible que les autres. La phonétique nous conduit aux mêmes conclusions, surtout si l'on admet que les poussées ethniques opérées à l'ouest et à l'est du massif central ont eu lieu après les grandes inva- sions : fait certain à l'ouest, probable à l'est [du moins partiellement). Les limites phonétiques 3 et 4 coïncident à peu près avec la ligne de démarcation entre les deux types d'habitation, au nord du Massif Central : il est a présumer qu'au début du moyen âge la coïncidence s'étendait des deux côtés sur un plus grand espace. L'ethnographie de l'habitation — comme la pho- nétique — tend en outre à établir que la proportion de l'élément germanique fut plus forte à l'ouest qu'à l'est à latitude égale. D'autres éléments nous per- mettent d'étayer cette hypothèse. La colonisation romaine commença à l'est : elle avait atteint Lyon à l'est qu'elle avait à peine gagné Toulouse à l'ouest; 1. Il est impossible de soutenir que le type de construction a été modifié en Gaule en conformité au climat : il suffit de rappeler que la Lorraine humide a les toits plats, et qu'on trouve les faîtages à forte pente dans des pays chauds et secs comme la Bourgogne et le Bourbonnais. 262 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE comme elle fut lente et continue, la proportion dut être longtemps conservée. D'autre part, à la fin de l'empire romain, la population de la Gaule était plus dense dans la région orientale. Un simple examen de la carte des diocèses gaulois suffit à le montrer. En Bourgogne, Lorraine, etc., chaque diocèse occupait au plus la superficie d'un départe- ment actuel ; à l'ouest, le diocèse de Bourges embras- sait l'étendue de deux déparlements, celui de Poitiers de trois, .etc. Nous savons que l'ouest de la Neustrie était dépeuplé quand les Normands s'y installèrent. Par suite, il est facile de concevoir, ou bien que les Germains se sont établis en plus grand nombre dans les régions moins peuplées, — ou bien qu'à nombre égal leur proportion a été plus faible dans les régions où la population était beaucoup plus dense à leur arrivée. Il est remarquable qu'on aboutisse aux mêmes conclusions, d'un côté par l'interprétation des phé- nomènes purement linguistiques, de l'autre par la voie de l'ethnographie et de l'histoire. La concor- dance des deux méthodes et l'appui qu'elles peuvent se prêter méritaient d'être tout particulièrement mises en relief. Parmi les méthodes d'interprétation propres à la science du langage, il faut citer d'abord la statistique, bien que son champ d'action, assez restreint, soit limité à peu près exclusivement à la syntaxe. « Une étude vraiment scientifique de la syntaxe LES MÉTHODES D*I\TERPRÉTATI0N 263 latine — écrivait naguère Riemanni — ne sera possible que lorsqu'on possédera, pour chaque point controversé, un catalogue critique complet de tous les exemples qu'offre la littérature latine ». Et M. P. Lejay, mettant en lumière le but de la méthode, a montré 2 comment il s'agissait « de reconnaître à la syntaxe surtout sa nature de science d'observation, de déterminer du même coup ses procédés propres, et [d'en définir le champ d'expériences... C'est ainsi qu'on est arrivé à déterminer les usages de chaque époque, de chaque classe sociale, de chaque auteur... La sûreté et la valeur de cette méthode viennent de ce qu'elle donne, non des résultats bruts, simples et morts, mais des rapports complexes comme la vie. » Mais la linguistique possède surtout deux méthodes essentielles, qu'on peut distinguer en théorie, bien qu'elles se combinent et soient presque inséparables dans la pratique, — la méthode historique et la méthode comparative. La première envisage spécialement les sons, les morphèmes et les mots au point de vue de leur évolution. Divers moyens d'investigation sont à sa disposition. Voici d'abord le procédé analogique, qui permet de reconstituer, de grouper, d'expliquer les évolutions passées par les évolutions présentes. Procédé parfois dangereux en sémantique, car on se trouve de nos jours en face de phénomènes nouveaux ou dont le champ d'action est tout différent : ainsi MM. Marcel 1. Syntaxe latine, préface de la première édition. 2. Syntaxe latine (de Riemann), préface des dernières éditions. 264 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Schwob et Georges Guieysse ont fait fausse route en voulant expliquer les évolutions de l'argot ancien par les procédés du « loucherbem », déformation spéciale à certain argjot moderne*. En phonétique, au contraire, l'analogie historique se présente dans des conditions de sécurité bien supérieures. La phonétique expérimentale a pu, de ce chef, rendre compte de nombreuses évolutions passées. Par l'analyse de diverses langues contem- poraines, elle a observé, par exemple, que Vr tend à dépalataliser la voyelle qui le précède : voilà expliqués du même coup les alternances latines : futurus fore, tempiis teniporis, colligo confero, haruspicis generis, les patois 5ar/;aM [serpent) et une foule de phénomènes analogues 2. Tandis qu'on n'avait auparavant que des points de repère, permettant seulement de jalonner les étapes, la phonétique expérimentale établit la conti- nuité et le détail des évolutions; elle e?^Iique, sinon toujours le pourquoi, du moins le comment des faits. L'étude des textes nous avait appris, par exemple, qu'en français / devant une consonne s'est vocalisé en u (on) vers le xiii' siècle : par comparaison avec des phénomènes analogues qui se produisent à l'heure actuelle, notamment dans les langues slaves, la pho- nétique expérimentale comble le fossé qui sépare l de ou en rétablissant les intermédiaires. Ailleurs elle montre que telle consonne « tombée » n'a pas dis- paru tout d'un coup, mais s'est progressivement 1. Mémoires de la Société de linguistique, Étude sur l'argot français. (Cf. L. Sainéan, ï Argot ancien, pp. 45-47.) 2. Abbé RoussELOT, Les articulations irlandaises, p. 12. LES MÉTHODES d'iNTERPRÉTATION 265 affaiblie; elie nous fait assister à son agonie lente jusqu'à son dernier soupir. L'application de la phonétique expérimentale à la phonétique des langues anciennes a été faite, fort ingénieusement, il y a quelques années, par M. Rous- selot qui, au cours de M. Bréal, au Collège de France, expliquait au fur et à mesure, d'après les données expérimentales, les phénomènes phoné- tiques des langues indo-européennes exposés par l'éminent professeur. Un des gros problèmes de la linguistique histo- rique, c'est la chronologie. D'abord la chronologie des langues. Le latin vulgaire et l'origine des diverses langues romanes posent un problème de ce genre. Grôber en donna le premier une solution approchée et un peu simpliste^, en partant de cette constatation que la base de la chronologie romane doit être la date de la colonisation romaine pour chaque province. Georges Mohl, dans sa remar- quable Introduction à la chronologie du latin vul- gaire, a montré toute la complexité de la question et a posé ainsi les principes directeurs de ces recherches 2 : « Le latin qu'apprirent tout d'abord les Gaulois, par exemple, c'est celui qu'on parlait dans les grands centres romains du pays, àNarbonne, à Aix, à Lyon, et nullement le latin de Rome et de l'Italie en général. Celui-ci ne pénètre dans les masses de ja population indigène qu'autant que les grandes 1. Archiv. fur lat. Lex., I, 204 et suiv. Cf. aussi dans le Grundriss de Grôber I, 351-382. 2. Introduction à la chronologie du latin vulgaire, p. 242. 23 266 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE villes romaines de la province ont préalablement subi l'influence de la latinité romaine ou italienne, et obéi aux modifications apportées par le temps dans là latinité de la métropole ou des régions plus centrales de l'Empire. Or, ce renouvellement de la langue provinciale ne suit que très imparfaitement et avec beaucoup de lenteur et de retard les inno- vations et les perfectionnements inaugurés dans les grands centres de la latinité. Il reste, malgré tout, au fond du langage des provinces, un noyau d'ar- chaïsmes d'autant plus accentués que la province a été plus anciennement colonisée, et d'autant plus irréductibles que les relations avec Rome et les régions centrales ont été moins suivies, plus lentes, — plus difficiles ou plus rapidement interrompues. C'est ainsi qu'au Canada... les colons français con- tinuent de parler l'idiome de Jacques Cartier et de ses compagnons, modifié naturellement par son évolution indépendante sur le sol de l'Amérique, mais sans guère participer aux changements sur- venus depuis deux cents ans dans le français de France. Il en est de même en Turquie, où les Juifs, chassés d'Espagne au xwi* siècle, continuent de parler le vieil espagnol. » C'est ensuite la chronologie des phénomènes. C'est en phonétique qu'elle est le plus avancée, en dépit des difficultés qu'elle soulève. S'il est en effet possible, comme le déclare M. Meyer Lûbke *, de fixer approximativement Vâge relatif de beaucoup de phénomènes, d'autant plus graves sont les diffî- l. Grammaire des langues romanes {tràd. Rabier), 1. 1, p. 560. LES MÉTHODES d'iNTERPRÉTATION 267 cultes qui nous empêchent d'établir leur âge absolu. La chronologie relative des évolutions phoné- tiques s'établit en raison des rapports qui relient les sons entre eux : les sons d'un même mot sont en étroits rapports d'interdépendance, la plupart des évolutions des sons étant conditionnées, comme on sait, par l'action d'un son contigu ou voisin. Ainsi le changement de ou {u latin) en u s'est produit en France postérieurement à l'époque ou c s'est palata- lisé devant a latin {cantare, chanter); car, d'après les conditions physiologiques des articulations vocales, lorsque c (k) est palatalisé par a, il l'est a fortiori par M, et comme à cette époque le groupe noté eu n'a pas été altéré, on doit en conclure que la lettre u représentait encore le son ou. — Mais il y a souvent des évolutions complètement indépendantes les unes des autres ? ainsi, dans le passage du latin au vieux français, on ne peut dater directement l'âge relatif des diphtongaisons {fel fiel, verum veir...) et de la sonorisation des consonnes intervocaliques (cantata chantede, etc.), car il n'y a aucun rapport entre ces deux phénomènes. La chronologie absolue s'établit généralement en raison des textes dont la date est certifiée par l'his- toire. Les Serments de Strasbourg constituent un point de repère extrêmement important pour l'his- toire de la formation du français. Mais si l'époque de tels textes est indubitable, il ne s'ensuit point qu'on puisse dater avec une certitude égale les phé- nomènes dont ils nous transmettent le témoignage. Cette fois, ce sont les phénomènes sémantiques qui pourront être datés avec le plus de sécurité : on peut 208 L\ r'HILOSOPHIE DU LANGAGE en effet, d'après l'étude tout au moins de certains textes (qu'on sait par ailleurs reproduire la langue contemporaine et parlée), avoir l'assurance qu'à une époque donnée tel mot existait avec tel sens, ou que telle forme, telle construction grammaticale remplis- sait telle fonction; mais il est beaucoup plus délicat de savoir quel était l'état précis de la prononciation. Ainsi les gloses de Reichenau nous enseignent qu'au vm' siècle dans la langue vulgaire de la Gaule, l'idée de « maçon » n'était [)lus exprimée par le mot cœmentarius, mais par le mot madone '^ les Serments de Strasbourg nous confirment qu'au ix* siècle le complément du nom ne s'exprimait plus au moyen du génitif, mais par le cas-régime, le déterminant précédant le déterminé {pur Deo amur, pour l'amour de Dieu)*. Mais le simple examen du premier texte suffit à nous convaincre que les mots populaires ont été généralement habillés de terminaisons sur le patron du lalm classique. Quant au second document, bien que son orthographe vise à être phonétique, elle a besoin d'être interprétée, car le scribe, fort embarrassé pour rendre avec les caractères du latin les sons tout différents de la langue romane, a transcrit, par exemple, les diphtongues éi par i (dift =z déift) et 6u [ôou) par u {amur = amôour), et la voyelle obscure finale (déjà sans doute très voisine 1. C'est là un jalon précieux qui complète la série des évo- lutions : génitif latin, précédant généralement le nom dans la Gaule du nord [Martis dies) ; même construction, mais le génitif est remplacé par le cas régime (ix« s., pur Deo amur): plus tard, le cas-régime suit le nom (construction conservée dans VHôtel-Dieu) : enfin l'usage généralisé de la préposition de (l'amour de Dieu). LES MÉTHODES d'iNTERPRÉTATION 269 d'e muet) par a, e, o, au petit bonheur, écrivant tantôt padra, tantôt padre pour le même mot (père). Ces diphtongues, on a pu les reconstituer, connais- sant leur point de départ latin et leur point d'abou- tissement dans le français du moyen âge — évolu- tion confirmée par la méthode comparative, — et on peut assurer que pour évoluer de débet à deit (auj. doit) il est impossible que Vê long ait passé par i, et que par suite dift est une orthographe inexacte de déift. Mais l'analogie ne permet pas toujours d'être aussi affirmatif. — En général l'or- thographe retarde sur la langue : par suite des influences traditionnelles et littéraires, la graphie des textes correspond à un état phonétique plus archaïque que celui de leur époque. On voit que la méthode historique ne peut se passer de la méthode comparative, qui en est le complément indispensable. C'est la linguistique comparée qui va nous donner notamment un des moyens les plus précieux, malgré sa rareté, pour établir la chronologie absolue des évolutions phoné- tiques. * * I La méthode comparative peut envisager deux langues différentes, en tant qu'elles sont étrangères l'une à l'autre, pour dater des évolutions de sons. Le latin a permis de dater l'évolution de Vu grec, qui n'était plus om, mais n'était pas encore i à la fm de la république romaine, puisque le latin, qui possédait les sons ou (noté u) et i. l'a rendu par une lettre spéciale y (qui avait un son voisin de notre u). 23 270 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Pour préciser à quel moment le c latin placé «levant e, x (et toujours conservé par les scribes par la force de la tradition) avait suivi la progression ky>iy>'tchy, Gaston Paris, après Diez, s'est servi des chartes de Ravenne et d'inscriptions romaines qui transcrivent les mots latins en caractères grecs : or nous savons que la prononciation du x en grec n\i pas varié. De pareilles transcriptions sont pré- cieuses, car leurs auteurs, que ne gênait aucune tradition pour noter avec un alphabet donné une langue étrangère, s'efforçaient de rendre chaque son par le caractère le plus approprié. C'est l'anglais qui a permis de distinguer et de dater d'une façon précise les deux évolutions qui, en ancien français, ont fait disparaître 5, d'abord devant les consonnes sonores 6, d, g. 7?i, n, /, ensuite devant les consonnes sourdes ;?, ^ c. A la suite de la conquête de l'Angleterre par les Normands, beaucoup de mots français (sous la forme dialectale normande) furent introduits en anglais, où ils obéirent, par la suite, aux évolutions phonétiques de cette langue. Or d'une part to\is les mots où il y avait un s à l'origine devant une consonne sonore, se retrouvent en anglais sans s : latin smnragda, français esmeralde, puis éme- ralde, émeraude, anglais, emerald-^ — de l'autre s devant p, t, c, est conservé en anglais : rostir (auj. rôtir), anglais roast] castel (forme normande, auj. câiiau] en français château), anglais casf/e, etc. Il faut donc conclure que la chute de s dans le premier cas est antérieure à la conquête de l'Angleterre par les Normands et postérieure dans le second, — que « émeraude » a pénétré en anglais sous la forme LES MÉTHODES d'iNTERPRÉTATION 271 émeralde (et non esmeralde), tandis que « château », « rôtir », y ont été importés sous la forme castel, rostir. L'anglais, qui a suivi une évolution phonétique toute différente du français (en conservant, par exemple, s devant consonne), nous renseigne ainsi d'une façon précise sur la prononciation des compa- gnons de Guillaume le Conquérant. Nous savons que l'alphabet russe date de l'évan- gélisation opérée par Cyrille et Méthode et que les prédicateurs adaptèrent, dans ce but, l'alphabet grec à la langue slave : on peut donc conclure que cet alphabet représente assez fidèlement l'état phonétique de la langue russe à cette époque. Il en est de même pour le gothique, et en général pour tous les alpha- bets et graphies dont on peut dater l'époque d'intro- duction dans une langue donnée. M. Antoine Thomas a pu déduire des constatations analogues de l'examen de la signature d'Anne de Russie, épouse de Henri I", roi de France ^ : signature en langue romane, mais écrite en caractères cyril- liques {Ana veina). Le caractère qui représente Ve de reina permet d'inférer sûrement — par exemple — que cert e avait déjà le son d'e muet. Plus féconde est la comparaison des langues étroi- tement apparentées. Je viens de dire comment elle permet d'aider à la reconstitution de certaines évo- lutions phonétiques. Elle n'est pas moins précieuse pour confirmer les hypothèses émises sur la filiation des sens. Propose-t-on une étymologie qui laisse place à quelque hiatus dans le développement des 1. Essais de philologie française, La signature d'Anne de Russie. 272 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE sens? Si par Tanalogie on retrouve des évolutions semblables, la conjecture en est d'autant fortifiée. « L'objet propre de la grammaire comparée d'un groupe quelconque de langues, est de poursuivre méthodiquement l'étude des concordances que ces langues présentent entre elles »^ 11 ne suffit pas de confronter entre elles, un peu au hasard, des langues issues d'un même tronc comme le français, l'italien, l'espagnol. Il est du plus haut intérêt de pouvoir comparer dans une région donnée, village par village, les variations des sens, du vocabulaire, des formes et des sons. La méthode comparative atteint sa perfection avec des documents comme V Atlas linguistique delà France où, à l'aide d'une carte pour chaque mot, on peut comparer chaque son, chaque forme, chaque sens et chaque type lexicologique dans 638 communes de la Gaule romane, — et, sur un espace plus restreint, dans les atlas linguistiques de petites régions où toutes les limites phonétiques, les aires des mots et des morphèmes ont été tracées de première main. Si l'interprétation des faits phonétiques mis au jour par ces documents est assez aisée, celle des mots et des sens est beaucoup plus délicate. Elle a donné lieu depuis quelques années, dans le domaine roman, à une nouvelle branche de la science créée par M. Gilliéron : la géographie linguistique. Cette méthode a pour but, à l'aide de la répartition des types lexicologiques actuels, en s'appuyant sur les données historiques et sociologiques et sur les 1. A. Meillet, Introduction à Vétude comparative des langues indo-européennes, p. 1. LES MÉTHODES d'iNTERPRÉTATION 273 rapports entre le sens et la forme, de reconstituer l'évolution et la lutte des mots qui se sont succédé et coexistent sur un vaste territoire pour représenter une idée donnée. Il s'agira d'expliquer par exemple, comment, pour désigner l'abeille, le mot latin apis n'a été conservé que par quelques patois de l'extrême sud et de l'extrême nord; comment des dérivés comme avette, abeille l'ont souvent supplanté, comment s'est déve- loppée la fortune du moi abeille qui, d'origine méri- dionale, a peu à peu gagné la région de Paris et a pénétré dès le xvn^ siècle dans le français littéraire ; comment l'analogie a substitué en maint patois la mouche ou la guêpe à l'abeille ; comment, par synec- doque, le tout étant pri§ pour la partie, le nom de l'essaim a remplacé celui de l'abeille, et pourquoi tel phénomène a affecté telle région plutôt que telle autre. Méthode féconde, d'un maniement délicat, oii les conjectures s'étayent réciproquement d'un mot à l'autre et finissent par constituer un réseau très serré ^ 1. J. GiLLiÉRONet M. Roques, Études de géographie linguisti que (Paris, 1912). — J. Gilliéron, Pathologie et Thérapeutique verbales (Neuveville, Suisse, 1915) ; LAire Clavellus (Neuve- ville, 1912) ; Généalogie des mots qui ont désigné l Abeille- (Paris, 1917). CHAPITRE IV L'expérimentation, les méthodes d'induction et les lois linguistiques. L'expérimentation, auxiliaire de l'observation; essais de psycho- logie expérimentale. — Y a-t-il des lois en sémantique? — Les méthodes d'induction en phonétique. — Caractères et valeur de Ja loi phonétique. Il y a fort peu de temps que les linguistes font de l'expérimentation raisonnée. Encore ce procédé d'investigation s'est-il insinué timidement dans la science du langage, et il est loin d'être universel- lement admis. La fantaisie des interprétations, les analyses trop vagues et trop superficielles des devanciers avaient fait sentir à tel point la nécessité d'une observaUon rigoureuse que l'idée de modifier les faits, même avec une méthode scientifique, devait provoquer quelques défiances. La phonétique expérimentale, justifiant cette fois son nom, fait de l'expérimentation toutes les fois quelle cherche à modifier la prononciation d'un sujet, à lui apprendre des articulations et des sons nouveaux, — qu'il s'agisse d'enseigner la pronon- ciation des langues étrangères, de corriger les défauts de prononciation, de faire parler les sourds- l'expérimentation 275 muets, de rectifier l'élocution dans le chant. De tels exercices ont déjà provoqué des constatations importantes, sur les rapports de la voix chantée et parlée, de la parole et de l'ouïe, sur les illusions de l'oreille que démontrent péremptoirement les appa- reils d'auto-contrôle. Mais de telles recherches ne sont encore qu'à leur début, et il est à prévoir que plus tard les appli- cations pratiques de la phonétique expérimentale — qui constituent aujourd'hui des branches assez séparées et souvent isolées de la pure observation — apporteront un contingent précieux et systéma- tisé de faits, capable de rénover la phonétique histo- rique. Jusqu'à l'heure actuelle, si la science s'est déjà enrichie, de ce chef, de remarques utiles, son orientation générale n'en est pas encore modifiée, et c'est par des procédés tout différents — on le verra bientôt — que l'on aboutit, en phonétique, à la déterminalion des lois. L'expérimentation ne doit pas être moins féconde en sémantique. J'ai déjà dit comment celui qui poursuit une enquête sur des parlers populaires ne saurait se contenter d'être un observateur passif, mais doit devenir, à l'occasion, plus ou moins expé- rimentateur. Poser des questions, n'est-ce point faire des expériences sur le langage? Et lorsqu'on « retourne » son sujet, comme le recommandent nombre de dialectologues avisés, lorsque, après avoir obtenu une première réponse, on demande si c'est bien le seul mot (ou forme) qui existe pour rendre l'idée en question, si l'on ne peut pas dire autre- ment, si tel terme n'est pas employé — c'est là de 276 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE l'expérimentation au premier chef, d'où l'on pourra conclure pourquoi telle forme a été proférée d'abord de préférence à' telle autre — c'est, en général, la plus voisine de la langue littéraire et non la plus fréquente — et quelles lois psychologiques président aux réponses des paysans interrogés sur leur patois. — On peut encore prononcer des mots savants devant des gens du peuple pour voir comment ils les répéteront, et saisir ainsi sur le vif le jeu des déformations et des « étymologies populaires ». Des essais d'expérimentation rigoureuse ont été tentés par MM. Thumb et Marbe dans des condi- tions particulièrement intéressantes. Les deux colla- borateurs, dont l'un était un linguiste, l'autre un psycho-physiologiste, ont cherché à établir dans quelles conditions précises se produisent les phéno- mènes analogiques, à déterminer les lois qui président aux associations d'idées dans ce domaine^ Ils ont commencé par prononcer successivement un certain nombre de mots devant dilïérents sujets, en demandant à ceux-ci de leur dire chaque fois le premier mot qu'aurait évoqué en eux l'audition de chacun de ces vocables. Le temps écoulé entre la demande et la réponse était rigoureusement chro- nométré. On potivait ainsi déterminer, sur un grand nombre de faits, dans quel sens s'exerçait l'analogie, et le degré de rapidité, suivant les cas, de l'association des idées. Les collaborateurs ont remarqué que chaque mot en appelle de préférence un autre, et que ce second 1. Experimentelle Untersuchungen ûber die psychologischen G. undlagen der sprachlichen Analogiebildung, 1901. l'expérimentation ' 277 terme est le même chez différents sujets. Un subs- tantif évoque généralement un autre substantif- un adjectif, un autre adjectif. Il y a des associations plus rapides et plus ordinaires 'que d'autres. En partant de ce fait que, pour chaque sujet, il existe dans chaque cas un type d'association dominant, M. Thumb conclut qu'à un moment donné, dans un heu donné, on ne peut admettre pour un groupe de formes qu'une seule espèce d'action analogique. Il s'agit de déterminer le système d'associations qui domine dans un groupe linguistique à telle ou telle époque. Là où, dit M. Thumb, les divers prétérits s'associent entre eux, l'allemand trug pourra pro- voquer frug; là où les diverses personnes d'un temps s'associent entre elles, ich gieb pourra pro- voquer du giebst; là où les troisièmes personnes s'associent entre elles, sie gaben provoquera sie geben (au lieu de sie gebent, forme primitive). Cette théorie hardie, qui s'harmonise cependant avec l'orientation générale de la science, a soulevé — il fallait s'y attendre — de vives critiques : des maîtres comme M. Schuchardt et M. Meillet ont contesté la valeur de la méthode ou exprimé de formelles réserves. Ij semble cependant qu'un tel filon soit fécond à exploiter, et on ne doit pas s'étonner si les premiers travaux d'approche donnent heu à quelques incertitudes et paraissent manquer de précision. Les faits, extrêmement complexes demandent à être serrés de près dans l'espace comme dans le temps. Mais on peut observer dès à présent que l'histoire des langues romanes présente aes phénomènes analogues à ceux que MM. Thumb 24 278 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE et Marbe ont signalés dans les langues germa- niques : j'avais déjà eu roccasion de signaler aupa- ravant * que, dans certains patois de la France du Midi, les associations d'idées entre les formes nomi- nales ou verbales s'opèrent, à certaines époques, dans des conditions et des directions déterminées; ces conditions — je l'ai signalé plus haut — varient singulièrement du provençal au français, et, dans chaque langue, suivant l'époque. Dans le fran- çais populaire de Paris, l'influence du masculin l'emporte, tandis que dans les patois du Midi, c'est le masculin qui est modelé sur le féminin [dzente [joli] au lieu de dzent^ d'après dzento), * * * Ici se pose un problème capital. Y a-t-il des. lois en sémantique et peut-il y en avoir — au sens précis et rigoureux réservé aux lois phonétiques que nous envisagerons dans un instant? Peu de linguistes pMichent pour l'affirmative. Les néo-grammairiens eux-mêmes, qui ont établi la constance des lois phonétiques, ne semblent pas avoir cru que les phénomènes d'ordre analogique pouvaient être régis p r des lois. Le langage de M. Bréal, par exemple, ne doit pas nous tromper. S'il définit la loi sémantique par un 1. Morphologie du patois de Vinzelles, pp. 25-65 et 112-139. Ainsi, dans sa dernière période, le patois de Vinzelles a associé entre elles les mêmes personnes de temps différents : rendon a entraîné amon (pour aman), rendem amem (pour amam) etc.; auparavant les prétérits se sont associés entre eux : amet a changé venc en venguet, etc. l'expérimentation 279 rapport constant, M. Bréal se hâte d'ajouter : «Ce ne sont pas de ces lois sans exceptions, de ces lois aveugles, comme sont, s'il faut en croire quelques- uns de nos confrères, les lois de la phonétique. » Ce ne sont donc pas des lois au sens strict du mot. Les linguistes ont un excellent argument pour étayer leur scepticisme à cet égard : jusqu'à pré- sent, en sémantique, on n'a pu établir aucune loi d'évolution ayant le caractère de constance. « Il n'y a pas de lois en sémantique, déclare M. Antoine Thomas^, et l'on conçoit difficilement qu'il puisse jamais y en avoir. » Et l'éminent romaniste ajoute que la sémantique, ne pouvant prétendre au rang de science, n'est qu' « une spéculation sans laquelle la science deviendrait incomplète». M. Schuchardt est encore plus catégorique 2; il affirme l'impossibilité absolue de la loi sémantique, mais les arguments qu'il donne ne semblent pas irréfutables. Cependant, on reconnaît de plus en plus la néces- sité de préciser les conditions dans lesquelles se produisent les phénomènes sémantiques : comme l'a fort justement remarqué M. Meillet^, la constance des lois phonétiques a mis en valeur l'importance des changements analogiques. M. Thomas, à la suite de M. Bréal, a dit nettement qu'il ne fallait pas « faire de la régularité phonétique avec du dérègle- ment analogique », et qu'on a eu le tort de consi- dérer trop longtemps l'analogie « comme une grande 1. Nouveaux essais de philologie française, p. 28. 2. Litteraturblatt fur germanische und romanische Philo- logie, déc. 1902. 3. Revue critique, 1902, I, 63. 280 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE éponge se promenant au hasard sur la grammaire, pour en brouiller et en mêler les formes »^ En étu- diant avec soin et en serrant de près les phéno- mènes analogiques, ne pourrait-on précisément arriver à la détermination des lois? On n'a pas pro- cédé différemment, au début, en phonétique, où l'on est parvenu peu à peu au concept de loi, presque sans s'en douter. En ce qui concerne notamment la morphologie, le travail est déjà très avancé. La sémantique n'est pas, aujourd'hui, en plus mau- vaise posture que la physiologie au milieu du XIX' siècle : ne peut-on espérer qu'elle trouve, elle aussi, son Claude Bernard? La question est liée à l'inconscience des phéno- mènes du langage. Si les évolutions sémantiques sont inconscientes, comme le croient aujourd'hui la miajorité des linguistes, aucun obstacle de principe ne s'oppose à la possibilité des lois; le jour où on établirait leur nécessité en raison de conditions précises suivant le temps et les lieux, leâ lois séman- tiques seraient évidemment constituées. S'il peut y avoir une science des faits psychologi- ques — et c'est la conclusion à laquelle aboutit de plus en plus la philosophie — la sémantique ne sau- rait relever de l'arbitraire, puisqu'elle emprunte ses éléments aux faits psychologiques et aux faits pho- nétiques, également reliés entre eux par des rap- ports de causalité. En considérant comme des prin- cipes directeurs les « lois » de M. Bréal, que j'ai eu Toccasion de signaler, chaque linguiste dans sa 1. Essais de philologie française, p. 166. l'expérimentation 281 spécialité, guidé par ces fanaux qui l'empêcheront de s'égarer, n'a plus qu'à préciser^ pour chaque langue et chaque époque, les conditions qui ont pré- sidé aux changements analogiques. L'avenir nous apprendra si ces conditions sont assez rigoureuses pour donner naissance à des lois. L'application de la méthode inductive offre évi- demment de grandes difficultés en sémantique. A l'heure actuelle, on ne peut avoir la certitude qu'on a isolé un couple de phénomènes entre lesquels on suppose qu'il existe un rapport de causalité. La méthode que nous allons voir employée en phoné- tique ne saurait offrir ici les mêmes garanties^ car les phénomènes voisins — mots ou formes — sus- ceptibles d'exercer une influence, sont extrêmement nombreux, et beaucoup d'entre eux risquent de passer inaperçus. Au fur et à mesure que les phénomènes seront catalogués en plus grand nombre, on peut espérer se rapprocher peu à peu de la certitude scientifique. Les comparaisons porteront sur une plus grande échelle, sur de plus nombreuses séries similaires, et on craindra de moins en moins d'oublier des phé- nomènes dans la zone d'influence. Car les faits du langage, même ceux qui relèvent de la sémantique, sont, somme toute, en nombre limité. * * * La phonétique est actuellement la branche de la linguistique la mieux constituée. Dans toutes les langues dont l'histoire a fourni des matériaux 24. 282 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE suffisants, on a pu établir un système remarquable de lois, dont la rigueur n'est plus guère contestée ni contestable. Le type de la loi phonétique est la loi de succes- sion : elle détermine les rapports nécessaires qui, dans une même langue, relient les évolutions des sons au cours de son développement. Aux lois de succession correspondent les lois de coexistence qui établiront les relations entre les sons de langues différentes mais apparentées, issues d'un tronc commun. Lorsque la souche originaire est connue, comme le latin pour les langues romanes, les recherches se portent exclusivement, dans chaque branche, sur les lois de succession; les lois de coexistence, qui en découlent naturellement, n'offrent qu'un intérêt de synthèse*. Au contraire, lorsque l'ancêtre commun nous est directement inconnu, comme pour les langues indo-européennes, les lois de coexistence ont le pas, et ce sont les rap- ports établis entre la phonétique du grec, du latin, du sanscrit, du gothique, etc., qui permettent de reconstituer les évolutions préhistoriques de chacune de ces langues en remontant jusqu'au tronc com- mun. Il nous suffira de confronter les méthodes d'in- 1. Un exemple : te tonique en français correspond à é pro- vençal, à ie italien, à i lorrain, pour ne citer que ces quatre idiomes : voilà une loi de coexistence que nous enseigne la grammaire comparée. Mais cette loi n'a pu être établie qu'après que la giamraaire historique eut déterminé dans chaque langue un rapport de filiation et de nécessité entre chacune de ces voyelles ou diphtongues et l'è libre tonique du latin dont elles dérivent l'une et l'autre, suivant l'idiome. L'EXPÉRniEXTATION 283 duction avec les lois de succession. On peut compa- rer entre eux deux stades quelconques d'un idiome; mais il est préférable, lorsqu'une langue ancienne' comme le latin ou le gothique, a des rejetons encore vivants, de comparer un langage parlé de nos jours avec ses différentes étapes antérieures : on aura ainsi l'avantage de posséder une excellente base d'opérations, en choisissant de préférence les points de repère aux époques où la graphie paraît le plus phonétique. On connaît les quatre méthodes classiques d'in- duction d'après Stuart Mill : méthodes de concor- dance, de différence, des variations concomitantes, des résidus. La méthode de différence est par excellence celle des sciences physiques. On sait son principe : faire disparaître la cause pour supprimer par là même l'effet. Elle ne peut être employée en linguistique, parce que des causes différentes — je le montrerai bientôt — peuvent engendrer des effets identiques. La méthode des variations concomitantes est radicalement inapplicable pour une autre raison: un phénomène phonétique est ou n'est pas ; il n'est point susceptible de varier pour une époque et pour un milieu donnés. Peut-être pourra-t-elle fournir, par analogie, d'utiles indications le jour où l'expéri- mentation sera plus développée en phonétique — mais rien de -plus : car le passé est hors de ses atteintes. La méthode phonétique par excellence est la mé- thode de concordance. Elle a en linguistique une perfection qu'elle n'atteint jamais dans les sciences 284 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGB physiques : car, dans la très grande majorité des cas, il est possible d'isoler absolument le couple du phénomène-cause et du phénomène-elTet. Les mots sont en effet composés d'un nombre limité de sons. Comme ils sont très nombreux, les combinaisons des sons sont presques infinies. Soit un son donné, placé dans une position donnée. On peut trouver assez de mots dans la langue pour que tous les sons placés autour de lui varient : les choses se passent exactement comme si le linguiste faisait glisser le long de ce son des sons différents. Donc si, dans tous ces cas, le son correspondant de la langue dérivée n'a pas varié, c'est que le deuxième résulte bien du premier: entre eux existe un rapport de causalité. Un exemple. Soient le latin fèl et le français fiel. On veut savoir si ë latin tonique libre est devenu %e en français. On prendra en latin vulgaire les mots cè/w, fëtra^ hëri^eic: c'est exactement comme si on faisait glisser devant l'^un f, puis un c, puis un p, puis un h\ après Vè. un /, le groupeur, un r, suivis de diverses finales; la langue se charge de nous fournir elle- même tous les éléments de l'expérimentation. Le produit supposé ne variant pas (fr. ciel, pierre, hier...), on est en droit de conclure à l'existence de la loi : è latin tonique libre aboutit à ie en français. Cette loi est certaine, car le couple è-ie a été parfai- tement isolé. Le seul élément commun aux quatre couples de mots précités, est ë-ie : il n'y en a pas un de plus. On n'a pas à craindre ici, comme en physique, des éléments inconnus qui viendraieot agir à notre insu. l'expérimentation 285 Cette méthode suppose que l'on connaît déjà les rapports de certains mots entre les deux stades de la langue. Au début, il a fallu évidemment procéder par des tâtonnements, s'appuyer sur des mots dont l'origine était évidente et dont la filiation se suivait dans les textes des diverses époques. Mais toutes ces étymologies provisoires ont été ensuite soigneuse- ment vérifiées. Plus la science avance, plus les lois se coordonnent avec rigueur. La méthode des résidus peut être appliquée dans certains cas spéciaux. Supposons qu'un son, pour une certaine position, ne se rencontre que dans un mot composé de trois sons, ABC dans la langue mère, A'B'C dans la langue fille : la méthode précédente n'est pas appli- cable. Si la filiation du mot et de deux sons entre les deux stades de la langue est établie, on pourra tenir le raisonnement suivant : A aboutit à A', B aboutit à B' ; en vertu des lois de la phonétique; on sait par ailleurs (je suppose) que le mot ABC aboutit au mot A'B' C. Donc le son C aboutit au son C. — C'est la méthode appelée par les philosophes méthode des résidus. Soit le nom de lieu latin Compendium. La même ville est désignée en français par Compiègne : la filiation Compendium- Compiègne est donc assurée. Nous savons que phonétiquement la combinaison latine comp-, suivie d'une voyelle, aboutit à camp- en français. Nous sommes donc en droit d'affirmer que la combinaison -endium, qui n'existe que dans ce seul mot, aboutit en français à -iègne. Ce raisonnement serait infaillible, si nous n'avions 286 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE à craindre des influences analogiques ignorées, qui ont pu agir sur le son que nous éludions. On ne peut jamais assurer que le couple C G' a été rigoureusement isolé et qu'il n'entre pas en jeu un élément inconnu : donc la filiation CC n'est pas sûre. — Pour revenir à l'exemple que j'ai cité, Gaston Paris, pour des raisons dans le détail desquelles je n'entrerai pas, avait juste- ment mis en doute la filiation Compendium- Compiègne qui paraissait certaine, en alléguant que, dans le latin vulgaire, une influence ana- logique avait dû changer Compendium en Com- pendia. La méthode des résidus n'est donc qu'un pis aller et n'aboutit qu'à des hypothèses. Il faut ajouter que les conditions sont rarement aussi défectueuses que celles dans lesquelles jeviens de me placer. Généralement, on possède au moins quelques mots, parmi lesquels plusieurs dont l'éty- mologie est plausible. On peut combiner alors les deux méthodes et arriver à des résultats provisoires très probables, en attendant qu'ils soient confirmés par des découvertes ultérieures. Il importe de déterminer avec beaucoup de pré- cision les conditions dans lesquelles se trouve le son-cause. C'est justement le travail auquel s'at-j tache la phonétique depuis un quart de siècle : après avoir établi des lois primaires un peu lâches, elle s'est efl'orcée de les préciser, d'en limiter nettement le domaine, en dégageant des phénomènes, serrés de plus près, toutes le? lois secondaires qui font rentrer dans l'ordre les faits primitivement inexpliqués. l'expérimentation 287 Victor Henry a mis en relief ce but avec sa vigueur coutumière^ : « Je songe au temps où mes livres m'enseignaient que Va indo-européen devenait e ou i, ou restait a, que le k primitif devenait t ou restait k, le tout dans la même langue et dans des conditions apparemment identiques : il fallait croire sur parole, sauf, si l'on était le moins du monde pourvu de ce sens de la constance du phénomène qui seule constitue l'homme de science dans tous les ordres, à imaginer des con- ditions originairement différentes, des nuances à jamais effacées par le temps, un air perdu sur lequel s'était mené jadis ce branle capricieux des voyelles et des consonnes... Et maintenant, ce n'est plus de ces grands faits seulement qu'il s'agit : on cherche la raison déterminante des moindres irrégularités, n'eussent-elles dans la langue qu'un seul représen- tant... Il y a sans doute à cela quelque excès, car les cas embarrassants qui échappent à la loi réclament le secours toujours complaisant de l'ana- logie. Mais, excès ou non, c'en est un très noble et très digne d'encouragement, et très propre enfin à former des esprits loyaux et graves, que celui qui procède d'excès de confiance dans la science. » Dans notre précédent exemple, nous avons parlé de e latin tonique libre. Supposons que nous ayons oublié de formuler la dernière condition. Voici përdere, perdre et une série d'autres mots qui mettraient aussitôt notre loi en défaut. Le point d'aboutissement est autre : e reste e au lieu de 1. Revue critique, 1897, II, 188. 288 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE devenir 2>; car, partout où il y a eu entrave à l'ori- gine*, la diphtongaison n'a pas eu lieu (centlm, cent, TESTA, tête, etc.). Chaque loi, pour être exacte- ment formulée, doit tenir compte, en outre, des lois secondaires qui se greffent sur elle : ainsi, Vë libre tonique latin devient, non plus ie, mais i en français, lorsqu'il est suivi d'une palatale ou soumis à rinfluence d'Un i subséquent [dëcem, dix; cerèsia, cerise, etc.) Naturellement, la loi ne saurait régir que les mots qui existaient dans la langue à l'époque où l'évolution s'est accomplie : ce qui permet de faire le départ entre les mots populaires d'une part, savants et étrangers de l'autre. Si les documents historiques peuvent parfois établir directement l'origine de tel ou tel mot, la phonétique seule, à l'aide de critères certains, procédera à une classifi- cation rigoureuse et précise. Sachant, par exemple, que c devant a latin s'est altéré au ix* siècle pour aboutir à ch {cantare, chanter), elle affirmera que tous les mots français où c subsiste intact dans cette position ont été introduits dans la langue après cette époque : il s'agira ensuite de dégager les différentes sources de ces mots, et d'établir, si on ne le sait déjà, que crevette- est normand, camp italien, can- deur savant, etc. — Bien entendu, une fois qu'ils 1. On appelle voyelle entravée celle qui est suivie de deuï ou plusieurs consonnes non articulées ensemble (c.-à-d. à l'ex- ception des groupes tr, dr, cr, gr, cl, gl, etc) ; la voyelle non entravée est dite libre. 2. Crevette est la métathèse de kevrette, qui est la forme normande de chevrette. t l'expérimentation 289 ont pénétré dans la langue, les mots de formation savante ou d'importation étrangère subissent, comme leurs congénères, toutes les évolutions pho- nétiques ultérieures. Les romanistes appellent sou- vent « demi-savants » les mots savants introduits- dans la langue populaire à l'époque carolingienne,, comme humilis^ transcrit humele (aujourd'hui hum- ble), par opposition avec les nombreux mots savants- formés à partir de la fin du moyen âge. En réalité, il n'y a pas d'intermédiaire : un mot est savant ou il ne l'est pas, mais il peut appartenir à des couches différentes. * * * Les caractères et la valeur de la loi phonétique demandent à être examinés de près. Les linguistes ne sont pas tous d'accord sur le sens à donner au mot « loi ». Pour la majorité d'entre eux — parmi lesquels notamment Victor Henry et la plupart des romanistes — la loi, suivant la définition des philosophes, est un rapport de nécessité entre deux phénomènes et deux séries de phénomènes. Au contraire, M. Bréal, M. Maurice Grammont dénom- ment de préférence « lois » les principes directeurs qui président à l'évolution des phénomènes : M. Meillet a proposé d'appeler « équivalences » les lois phonétiques, au sens strict du mot, telles que les entendent les linguistes du groupe précédent. La première terminologie paraît préférable : il n'y a aucun motif pour que les linguistes donnent un sens particulier au terme de «loi», et abandonnent définition précise et rigoureuse en usage chez les 25 290 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE philosophes et logiciens, et acceptée par tous les .savants. C'est celle que j'emploierai exclusivement. Les lois linguistiques, a dit M. Meillet*, ne sont pas générales comme celles de la physique et de la •tîhimie, mais spéciales à une langue et à une époque^ — relatives au temps et à l'espace, pourrait-on dire pour parler le langage des philosophes. En allant au fond des choses, l'opposition entre les deux caté- tgories de lois ne semble pas irréductible à ce point de vue, car, dans toute la science, le jeu de la loi est limité par des conditions très précises d'influences et de milieux. Dans des circonstances identiques, les mêmes phénomènes peuvent avoir lieu à des époques et dans des milieux différents ; mais il peut aussi se produire des phénomènes tout autres : et voilà pour- quoi l'énoncé de la loi doit être strictement limité à une époque et à un milieu déterminés. Ainsi, à l'heure actuelle, dans de nombreuses régions de la France, /cse mouille devant i dans les mêmes condi- tions que dans le bas latin de Gaule. Par contre, la combinaison qu'on note phonétiquement ly est devenue / mouillé en latin vulgaire {palea, en lat. vulg. palya, it. paglia, fr. paille), tandis qu'elle a suivi, en France, une tout autre évolution au moyen âge : le vieux mot pâlie, tiré vers le ix^ siècle du latin pallium par un procédé savant, et prononcé pàlye, est devenu, non pas paille, mais paile, puis poêle (cordons du poêle) ^ par métathèse des deux élé- ments l-y. i. Revue du Mois, août 1910. La Méthode de la linguistique l'expérimentation 291 On peut d'ailleurs établir des possibilités linguis- tiques générales, des synthèses de lois. Les condi- tions de chaque loi sont très complexes, mais elles sont similaires pour les sons apparentés, non seule- ment dans une même langue, mais dans les lan- gues de même souche, et souvent, quoique à un degré moindre, dans beaucoup d'idiomes de familles différentes. Ainsi la diphtongaison des voyelles toniques est soumise aux mêmes conditions dans l'histoire du français, qu'il s'agisse d'un e, d'un o, d'un û ou d'un ï latins. Dans toutes les langues romanes elle affecte aussi de préférence les voyelles toniques libres, et elle débute toujours par le même phénomène d'allongement, de segmentation, puis de différenciation, qui amène ë à èè, éè puis iè, et de même o ouvert à uo, é fermé à eï, o fermé à ou (ôou), etc. Dans les langues germaniques, les phé- nomènes sont analogues, affectant en plus i et u fermés ^. Toutes les langues connaissent plus ou moins l'assi- milation des groupes de consonnes, la dissimilation consonantique, l'assourdissement et la chute des consonnes et des voyelles finales, la réduction des hiatus, la palatalisation (mouilleme'nt) des consonnes devant les voyelles antérieures (surtout z), la vocali- sation de / devant consonne, etc. Seulement, l'exten- sion et les conditions de ces différents phénomènes varient selon les lieux et les époques. Dans son domaine, la loi est constante, c'est-à-dire I. Ainsi rang, shine (pron. chaîne), ail. scheinen {chainen), proviennent d'un ancien verbe germanique skinan; la graphie hollandaise 'y atteste l'intermédiaire entre i long et et. 292 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE n'admet aucune exception, d'après la théorie des néo-grammairiens généralement admise*. Les logi- ciens enseignent que, dans les sciences inductives, étant donnée une loi de succession entre deux phé- nomènes, l'antécédent et le conséquent, l'antécédent est invariable et inconditionnel : en d'autres termes, le même effet est toujours produit par la même cause ; la même cause produit toujours le même effet et suffit à le produire ; — le tout en se plaçant, bien entendu, dans les conditions de la loi. En phonétique, il en est autrement : l'antécédent est bien inconditionnel, mais il n'est pas invariable. Dans des conditions données, une cause déterminée produit toujours un même effet et suffit à le produire. Mais un même effet peut résulter de causes diffé- rentes. Par exemple ï latin tonique donne toujours i en français {fîlat file, etc.). Mais Vi tonique libre français peut provenir d'une autre cause, avoir un autre antécédent, soit è latin suivi d'une palatale {lëgere, lire), soit ë latin précédé d'une palatale (cëra cire), soit ô suivi d'une palatale (lat. vulg, côcei'e cuire) : ces diverses séries de sons, différentes à l'ori- gine, ont fusionné, tout au moins en partie, à un moment donné. Ce caractère ne saurait altérer la valeur de la loi phonétique, l'inconditioanalité étant l'essence même du rapport de causalité. Plus grave peut-être est une objection d'une autre nature, qui a été formulée par certains philosophes, notamment par Victor Egger. Les linguistes ont montré depuis longtemps comment l'analogie peut troubler le libre jeu des lois phonétiques. L'analogie 1. Cf. p. 162. l'expérimentation 293 avec goupil (renard), par exemple, a changé en goupillon le vieux français guipillon, qui, d'après les lois de la phonétique, aurait dû conserver son pre- mier i. On sait combien de tels phénomènes sont nombreux. Les lois phonétiques ne sont pas en faute pour cette raison, ajoutent les linguistes : c'est là un trouble occasionné par une cause extérieure, extra-phonétique, de même qu'en mécanique une cause externe peut faire dévier la trajectoire d'un corps, suivant l'heureuse expression de Victor Henry. Pareil raisonnement, toutefois, ne satisfait pas entièrement les logiciens. Pour que la rigueur de la loi ne fût pas en jeu, rétorquent-ils, il faudrait pou- voir déterminer exactement dans quelles conditions le trouble se produit. Ces conditions, on ne peut les précisera Theure actuelle, puisqu'on n'a pas encore établi de lois en sémantique. La constance des lois phonétiques ne serait donc pas rigoureuse, puisqu'elle est mise en défaut par l'influence de causes indéter- minées, — comme les lois psychologiques, du fait de la liberté et de la volonté humaines, — objection qui tomberait le jour où on aurait déterminé les conditions précises auxquelles sont soumis les phé- nomènes sémantiques. Une catégorie d'évolutions phonétiques se pré- sente sous un aspect particulier : les phénomènes de dissimilation, entre autres, et spécialement de dis- similation consonantique, n'ont pu, jusqu'ici, être soumis à des lois, au sens étroit du mot. Dans un essai de synthèse très remarquable^, M. Maurice 1. La dissimilation consonantique dans les langues indo- européennes, 1894. 294 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Grammont a essayé d'établir vingt « lois », régis- sant la dissimilation consonantique dans toutes les langues indo-européennes. Il semble que cet essai ait été un peu prématuré : s'il s'agit de principes directeurs, les « lois » posées sont trop précises ; s'il s'agit de lois synthétiques, pareil travail ne peut être fait utilement qu'en groupant les lois spéciales, rela- tives à chaque langue et à chaque époque, — lesquelles n'ont pu encore être établies, en raison peut-être du petit nombre de phénomènes dont on dispose. En fait, on a pu relever des erreurs et établir des lois exactement contraires à celles de l'auteur, comme l'a fait M. Thomas, en faisant état seulement du français et du provençal, et en montrant qu'au sein d'une même langue il existe souvent deux ten- dances opposées ^ Toutefois, cette tentative aura été fructueuse, car, en appelant l'attention sur des phénomènes mal connus avant lui, et qu'il s'est efforcé de classer, M. Grammont a mis en lumière les principes direc- teurs des phénomènes, les similitudes dans lesquelles viendront peut-être s'encadrer, pour chaque idiome, les lois spéciales. Il n'est pas certain, toutefois, que ces lois puissent un jour être déterminées, ni même qu'elles existent, car le phénomène de dissimilation 1. La discussion qui s'est poursuivie entre M. Thomas et M. Grammont a été particulièrement intéressante. Tandis que M. Thomas a montré les dangers de la méthode a priori, réclamée par son contradicteur, M. Grammont a mis en lumière la « dissimilation renversée» provoquée par l'analogie, et a soutenu que le phénomène de dissimilation «repose essen- tiellement ou partiellement sur un état psychique » — ce qui paraît incontestable. l'expérimentation 295 se présente dans des conditions toutes différentes des évolutions phonétiques ordinaires. Inconscient comme celles-ci, il revêt, par contre, plus ou moins l'aspect d'un lapsus linguœ, ce qui l'en différencie totalement : tandis que les autres évolutions sont progressives, la dissimilation s'opère par substitu- tion brusque, et on ne conçoit pas qu'il y ait eu de transition entre n et / pour passer d'orfaninus à orphelin, pas plus que de nos jours nous n'avons jamais entendu aucun intermédiaire entre koridor et kolidor (corridor). Ce phénomène, on le voit, pose encore bien des problèmes. CHAPITRE V Le problème après le théorème la recherche étymologique f>a place de l'étymologie dans la science, son but. — Le départ des formations savantes et des emprunts. — Les mots popu- laires et traditionnels: la recherche des antécédents; la part de la phonétique et de la sémantique. — Coexistence du mot dans des langues apparentées; les formes divergentes. — Les noms propres : l'onomastique. L'étymologie constitue un des aspects de la linguis- tique historique. Mais tandis que l'étude des évolu- tions comme la détermination des lois de succession, tout au moins en ce qui concerne la phonétique et la morphologie, envisagent la transformation des phénomènes et ont par suite une portée générale, la recherche étymologique est spéciale à des mots donnés. Elle constitue le problème linguistique, par rapport auquel la loi est le théorème. Pour découvrir la loi, on a décomposé le mot en ses éléments simples, phonétiques et psychologiques, en déterminant pour chacun d'eux les conditions de son évolution. Maintenant il s'agit de recomposer le mot et d'en rechercher l'histoire. 11 faudra, pour atteindre ce but, s'appuyer sur des. lois déjà déter- LA RECHERCHE ÉTYMOLOGIQUE 297 minées. Comme le problème mathématique est fondé sur les théorèmes et met en jeu, parfois simulta- nément, l'arithmétique, la géométrie et l'algèbre, ainsi la recherche étymologique sera nécessairement basée sur la phonétique et la sémantique. Cependant, dans l'histoire de la science du langage les travaux étymologiques ont précédé la recherche des lois. Il ne faut pas s'en étonner, car l'étymologie est sans contredit l'aspect le plus séduisant de la linguistique. Lorsqu'il a songé à observer son langage — préoccupation, somme toute, récente par rapport à l'antiquité du langage lui-même — l'homme s'est d'abord demandé quelle était l'origine des mots, sans se douter qu'une telle recherche ne pouvait être livrée au hasard et supposait la connaissance d'évolutions extrêmement nombreuses et précises. Ce sont précisément les mécomptes éprouvés par les anciens étymologistes, qui ont contribué à attirer l'attention sur le mécanisme des phénomènes du langage. Les premiers efforts, toutefois, n'ont pas été perdus. Pour établir les lois primordiales de la phonétique, il fallait, de toute nécessité, connaître l'étymologie d'un certain nombre de mots. Il n'y a point là de cercle vicieux. La phonétique s'est constituée et ne pouvait se constituer qu'à l'aide des étymologies. Lorsqu'on suivait un mot à travers les textes, du latin par exemple jusqu'au français moderne, lors- qu'on touchait du doigt l'évolution de la forme, on avait le droit de reconnaître la filiation pour évidente, surtout — le cas était fréquent — lorsque le sens n'a pas varié. Etait-il abusif de tirer monnaie de moneta, 298 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGB quand on avait tous les intermédiaires sous les yeux, le latin mérovingien moneda, et les formes succes- sives du moyen âge moneide^ moneie, monoie, mon- noie? Bien des mots avaient une histoire encore plus simple. Aujourd'hui, par une action inverse et un échange de bons procédés, c'est la phonétique et la séman- tique qui nous guident vers la découverte des éty- mologies incertaines et inconnues. Mais la recherche étymologique n'est pas une application passive des lois du langage. Une part encore très grande est laissée à l'imagination linguis- tique, au flair du savant, pour retrouver, à une étape précédente de la langue, l'antécédent du mot dont on recherche la filiation. Le romaniste s'arrêtera au latin vulgaire pour passer — comme les coureurs antiques — le flambeau au latiniste. Mais aucun d'eux ne pourra se flatter de découvrir l'origine première des mots, de remonter jusqu'à une forme première au delà de laquelle il n'y aurait plus rien : « Le mot n'est pas pour nous une sorte d'entité indépendante du temps et de l'espace; nous préten- dons embrasser les formes successives ou existantes, sous lesquelles il se présente à toutes les époques et dans toutes les variétés régionales de la langue à laquelle il appartient; nous nous efforçons en outre et surtout de ramener cette diversité à l'unité, et . nous n'avons pas de cesse que nous n'ayons retrouvé, dans une autre langue antérieure ou voisine, le point d'attache de la forme primordiale... L'étymo- logie est comme une tranchée large et profonde que nous creusons dans l'humanité à perte de vue, c'est- LA RECHERCHE ÉTYMOLOGIQUE 299 à-dire tant que nous trouvons devant nous des hommes et qui ont parlé » i. Dans la pratique, on procède par étapes successives et suivant les lois de la division du travail : chemin faisant, il y a plus d'un acte de décès et de naissance à constater. • * * Comment s'opère la recherche étymologique? Supposons un mot dont on ignore les antécédents : à quels procédés aura-t-on recours pour en retrouver la filiation? La méthode varie suivant que le mot existe dans une seule langue, ou se retrouve sous des formes voisines dans des langues apparentées. Plaçons-nous d'abord dans le premier cas. Un travail préparatoire essentiel consistera à colliger les formes chronologiques antérieures du mot, en remontant jusqu'à la plus ancienne qui soit connue et dont la filiation soit assurée. Il importe ensuite d'envisager lé cas des formations allogènes. En français, par exemple, les mots savants sautent généralement aux yeux; mais en italien les emprunts directs au latin sont déjà plus difficiles à discerner, l'écart phonétique entre les deux langues étant beaucoup moins grand. Les difficultés aug- mentent en raison de l'ancienneté de l'emprunt, puisque les mots savants ont subi, dans l'intervalle, de fortes modifications : ce n'est qu'à une époque assez récente qu'on a pu, grâce à la rigueur des critères phonétiques, reconnaître les mots savants 1. A. Thomas, Nouveaux essais de philologie française, p. 3. 300 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE importés en Gaule par le clergé vers le ix* siècle. On n'a pas encore pu se mettre d'accord sur les mots savants introduits, dès les débuts de la roma- nisation, par le maître d'école latin : quelques exemples seuls paraissent avérés. Ainsi vers le m* siècle de notre ère, le mot régula était devenu régla en latin vulgaire, forme qui a abouti à reille en ancien français; le magister romain réintroduisit régula^ qui, pénétrant dans la langue après l'époque de la contraction des finales en -w/a, suivit une autre évolution phonétique pour arriver à la fqrme ruile du vieux français. Quant à rcgle^ c'est un mot savant d'une couche plus récente. L'analogie phoné- tique tuile-ruile (/(?^M/a-?'e^t//fl) permet d'inférer que le premier mot, comme le second, ne remonte pas au fonds primitif, purement populaire, du latin vul- gaire des Gaules, mais doit se rattacher à une pre- mière couche de mots savants. On conçoit, à une telle distance et si près des origines, combien il est délicat et souvent impossible d'appliquer les réactifs phoné- tiques. Viennent ensuite les emprunts étrangers. Ceux-ci sont souvent peu apparents, soit, comme précédem- ment, à cause de leur ancienneté, soit à cause des altérations, des déformations analogiques fréquem- ment éprouvées par ces mots lors de leur entrée dans la langue, par suite de leur aspect phonétique insolite. Choucroute s'est fort éloigné, par exemple, par étymologie populaire, du moyen-haut-allemand sverkrût ; dans les mots italiens celone, ceserina^ mostavoliere (noms d'étofTes), dont M. Thomas a retrouvé la filiation, il était difficile d'apercevoir LA RECHERCHE ÉTYMOLOGIQUE 30i à première vue Châlons, jaseran, Montivilliers . Les emprunts populaires que les langues germaniques ont faits au latin vulgaire pendant la durée de l'empire romain ne sont pas toujours reconnais- sables à première vue, et il faut toute la sûreté de la méthode linguistique pour retrouver castrum dans le nom de lieu anglais Chester, scribere et Cdesar dans l'allemand schreiben et Kaiser. Chaque langue, on le sait, charrie dans son vocabulaire de très nombreux matériaux hétérogènes, apports d'af- fluents divers. Le terrain ainsi déblayé, et le terme supposé d'origine populaire par éliminations successives, on se livre à l'analyse minutieuse des éléments phoné- tiques qui constituent le mot. Supposons — pour fixer les idées en prenant un exemple très simple — qu'on recherche l'anté- cédent latin du français pie (oiseau), que nous imaginons, pour l'instant, isolé dans les langues romanes. Il y a hésitation — au .point de vue strictement phonétique — pour la détermination du prototype latin, car pour chaque élément phonétique, nous, l'avons dit, l'antécédent n'est pas invariable. Ainsi p initial français ne dérive que de p latin ; mais Vi tonique de pie peut être issu soit de I, soit de e suivi d'une palatale. De même Ve muet final (précédé d'une voyelle) ne vient que d'un a latin ; mais" l'hiatus pouvait être comblé par l'un des sons i, d^ c, g (seulement c-g après è). On arrive donc à une 26 302 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE reconstitution hypothétique des antécédents latins possibles, qu'on peut ainsi formuler : 1 -] ^ i r 1 1 1 1 1 c 1 9 1 c ) 9 t 1 d 1 Toutes ces combinaisons {pëca, pèga, plca, pîga, pita, pîda) sont également admissibles au point de vue phonétique. Laquelle choisir? Ici intervient, après l'analyse, l'hypothèse. Dans l'exemple pro- posé, on retrouve immédiatement le mot latin plca. Mais il est rare que l'étymologie se découvre aussi aisément. Parfois il se présente, pour un seul mot, une trentaine de combinaisons possibles, et malgré l'abondance du choix, il arrive souvent qu'aucune de ces combinaisons ne corresponde à un mot latin connu. On recherche alors en germanique, en celtique, en grec; on examine, à l'aide de l'ana- logie, si on n'est pas en présence d'une création possible du latin vulgaire. Lorsqu'on possède des formes très archaïques du mot, celles-ci suffisent souvent pour écarter telles combinaisons phonétiques que la physionomie récente du terme pouvait faire admettre : en resser- rant le champ des investigations, elles conduisent sur le chemin de l'hypothèse. Ainsi, pour reprendre l'exemple précédent, une forme pie trouvée dans un manuscrit du xi' siècle — à l'époque où d intervo- calique (issu de f ou c^ latin; n'avait pas encore dis- LA RECHERCHE ÉTYMOLOGIQUE 303 paru, aurait fait écarter d'emblée des types pïta et pida. Lorsqu'on a trouvé une hypothèse, il faut la vérifier. C'est ici qu'intervient la sémantique, dont le rôle apparaît au moment de la synthèse, comme celui de la phonétique dans l'analyse. « Il est pru- dent, dit M. Thomas 1, de la tenir en réserve pour ne la laisser donner qu'au bon moment, quand la pho- nétique a déjà conquis les positions importantes da champ de bataille, et lorsqu'on voit déjà la victoire se dessiner. » Dans certains cas, la chose va de soi, lorsque — pour pica, par exemple — on tombe sur un prototype latin, phonétiquement satisfaisant, et dont le sens est identique à celui du mot français. Voici un premier degré dans l'échelle des diffi- cultés. Soit le mot mener : l'analyse phonétique con- duit à l'hypothèse minare (latin classique minari)-^ mais le sens est difl'érent, et la sémantique doit être consultée sur le point de savoir si « menacer » a pu passer au sens de « mener ». La sémantique répond en expliquant la filiation des sens et en retrouvant, si possible, dans les textes, les acceptations inter- médiaires. La subordination de la sémantique à la phoné- tique n'est pas admise, cependant, par tous les lin- guistes. D'après M. Schuchardt^, les deux disciplines doivent être placées sur le même plan dans la recherche étymologique : pour chaque mot, il faut avant tout établir et préciser la « masse o des sens. C'est là surtout, somme toute, une question de mesure i. Mélanges d'étymologie française, p. II. 2. Cf. Journal des Savants, 1905, pp. 419 et suiv. 304 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE et d'espèces. L'essentiel, pour le chercheur, c'est de considérer que la sémantique, pas plus que la pho- nétique, ne doit se plier à ses hypothèses. Jusqu'ici, en elTet, nous avons supposé l'hypo- thèse rigoureusement conforme aux lois phoniques. Il en est souvent autrement, et on peut songer à proposer, par exemple, pour un prototype d'un mot roman, un terme latin dont la forme s'écarte un peu de celle que réclame la phonétique. Mais alors une nouvelle condition s'impose pour que l'étymologie soit admissible : en outre de la filiation des sens, la sémantique doit rendre raison du changement de forme insolite subi par le mot. Les influences ana- logiques doivent être soumises à un contrôle rigou- reux, si on ne veut pas ouvrir dans l'édifice linguis- tique une brèche par où passeront les plus fantaisistes étymologie^î. On croit souvent — et à tort — que la sémantique est plus conciliante que la phonétique*. Parfois cependant il est des cas où l'étymologie est tellement évidente qu'elle doit être acceptée et tenue pour exacte, avant même qu'on ait trouvé l'explication de l'altération phonique. Il est bien cer- tain que soif vient de siti{m), quoique la phoné- tique réclame un p, h ou v intervocaliquC;, et non un t, comme ancêtre de Vf final français : Vf est ici analogique, qu'il soit dû. en vieux français, à l'in- fluence de je boif, ou plutôt des mots tels que noif {nive), pi. nois. 1. « C'est pour avoir cru à la toute-puissance de la séman- tique que tant d'étymologistes des siècles passés se sont irré- médiablement perdus... C'est la sémantique qui est la maîtresse de Ménage ; et la phonétique n'est que le souffre-douleur. » (A. Thomas, Mélanges d'étymologie française, p. II. \ LA RECHERCHE ETYMOLOGIQUE 305 Les mots terminés par un suffixe réclament une attention particulière quand le mot primitif existe seul dans la langue mère. La phonétique servira sou- vent à dater l'âge du suffixe et à fixer l'époque de la formation du mot. Elle dira, par exemple, que pourceau existait en latin vulgaire avant l'époque ou c était altéré devant e, que levreau a été formé avant la diphtongaison de e tonique (qui s'est opérée dans lièvre), tandis que bûchette, fiévreux ont été créés après la production de ces phénomènes. — Mais si la phonétique offre de nombreux points de repère, elle laisse souvent encore un champ des plus vastes à l'hypothèse. Avant d'assigner une date à la formation d'un mot, on s'assure si le suffixe était vivant à cette époque. Plus que jamais, il faut exa- miner de très près le jeu des lois phoniques : M. Thomas a montré comment, après s'être contenté d'un examen superficiel, on avait fait fausse route dans des mots tels que acheter, ruisseau, dont on considérait depuis longtemps l'étymologie comme définitivement établie ^ * * * Supposons maintenant que le mot dont on recherche l'étymologie existe dans plusieurs langues apparentées, sous des formes voisines et réductibles à l'unité. Ce cas est fréquent heureusement (car la recherche 1. Acheter vient de *accapitare (dér. de caput) et non de *accaptare, ruisseau de *rivuscellu, et non *rivicellu. {Essais de philologie française, p. 382). 26. 306 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE s'en trouve singulièrement facilitée), et on pourrait en augmenter encore la fréquence, si on utilisait davantage les richesses des patois. Mais comment savoir si les mots sont réellement parents et si on n'est pas victime d'une trompeuse analogie de forme? C'est l'expérience qui décide. Si, d'après la méthode que nous allons indiquer, on trouve un ancêtre commun, la parenté qu'on soupçonnait est désormais prouvée. Sinon il faut savoir se résigner, et renoncer à une similitude séduisante, mais arti- ficielle. On se livre, sur la forme du mot dans chaque langue, à l'analyse phonétique dont il a été déjà parlé. Il est facile de voir que, dans la plupart des cas, le champ des investigations, par ce moyen, sera bien réduit, et qu'on sera amené nécessairement à une seule hypothèse. Soient, par exemple, l'italien badare, le provençal badar^ et le français ancien béer. Ve français protonique peut provenir de e, ï ou a; l'hiatus peut être dû à la chute d'un t ou d'un d intervocalique. L'italien fixe immédiatement sur la voyelle, qui né peut être qu'un a; mais il nous laisse dans l'incertitude au sujet de la consonne, car il admet également t ou d. Quant au provençal badar, qui postule également un a, son d peut pro- venir, soit de t intervocalique, soit de i ou d appuyé. Cette dernière hypothèse étant écartée par le français, on doit conclure au t intervocalique. Lorsque la sémantique donne une concordance parfaite, cette méthode offre une telle certitude qu'on peut reconstituer dans la langue mère des types inconnus et en affirmer l'existence. Ainsi, dans LA RECHERCHE ÉTYMOLOGIQrE 307 l'exemple précédent, on ne connaît pas en latin de verbe botare^\ mais il est certain que le mot a existé en latin vulgaire, car la coexistence des formes romanes en postule nécessairement l'exis- tence. L'étymologie s'affirme ainsi comme une reconstruction d'autant plus hardie qu'elle est étayée sur des lois dont on a éprouvé la rigueur. Parfois la recherche se complique : les divers mots— romans, je suppose — dont on soupçonne la parenté, réclament ckacun un antécédent un peu différent. L'étymologie ne doit pas, pour cette rai- son, être rejetée d'emblée. Si la formation seule dif- fère, une substitution de suffixe fournira une expli- cation satisfaisante. Plus délicates à déterminer sont les influences extérieures. Le français same{di) avait longtemps intrigué les étymologistes, à côté du pro- vençal {dis)sapte, et de l'italien sabbato : Darmes- teter, faisant fonds d'une forme du vieux français sa$nbe{di), l'a expliquée par un prototype *sambati- {dies) — à côté de sabbati — influencé par une variante hébraïque. n arrive que la langue mère ait connu deux types différents, qui ont vécu l'un et l'autre, chacun dans une région différente : à côté de sambucus (it. sam- buco, prov. sambuc), sabucus a vécu dans le vieux français seû (dérivé seûerel, fr. mod. sureau) ; le gascon, auvergnat, etc. saûc. Le latin, notamment, possède un certain nombre de ces formes doubles ou triples, alluvions des anciennes langues parlées jadis sur le territoire de l'empire romain ; mais peut-être 1. Un dérivé toutefois est attesté avec le t; Isidore de Séville donne la forme badare. 308 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Georges Mohl a-t-il, en revanche, exagéré quelque peu* l'importance des influences italiques attestées par les parlers romans actuels. Si on peut raisonnablement songer à réparer par la sémantique un accroc fait à la phonétique dans une étymologie qui s'annonce comme très probable, encore ne faut-il pas violenter ouvertement les lois phoniques. Ainsi, pour le verbe «aller», il a pu paraître séduisant naguère aux linguistes, qui igno- raient encore la rigueur des lois phonétiques, de ramener à une unité d'origine l'italien andare et l'espagnol andar, le provençal ajiar, le français aller. Mais aujourd'hui, après une trentaine d'années d'eiTorts stériles, la tentative semble bien condamnée, les diverses modifications supposées pour rattacher chacune de ces formes à ambulare étant dans chaque langue, suivant l'expression de Gaston Paris, diversement mais également exceptionnelles — donc inadmissibles. Andare^ anar et a//ersont trois racines différentes et irréductibles 2, et le latin ambulare ne paraît avoir vécu que dans le français ambler et diverses formes dialectales (Frioul, etc.), imbla, umbla, etc. — Les croisements de racines ne doivent être admis qu'avec une grande circons- pection. 1. Dans V Introduction à la chronologie du latin vulgaire. 2. On a proposé pour andar{e) un type latin *ambïtare, qui est loin d'être de tout point satisfaisant; M. Thomas explique anar pour *annare (dérivé de annws); l'étymologie de Diez par adnare (qui avait cependant pour elle l'analogie de *adripare arriver) ne compte plus guère de partisans; quant à aller, cq simple mot a défié jusqu'ici les efforts de tous les étymolo- gistes. LA RECHERCHE ÉTYMOLOGIQUE 309 * * Une branche de la science étymologique doit être mise à part : c'est l'onomastique, qui concerne les noms propres, prénoms, noms de famille et noms de lieux. L'étude des prénoms est déjà intéressante; celle des noms de famille l'est davantage : il est regret- table qu'elle ait aussi peu séduit les linguistes, mais seulement de rares chercheurs comme M. Lorédan Larchey. Toute la psychologie de nos ancêtres, leur genre de vie, leurs coutumes se révèlent à nous par ces noms qui étaient à l'origine, pour la plupart, des sobriquets. Combien de noms communs, de combi- naisons syntaxiques disparues de la langue, se sont embusqués derrière ces noms propres? Les maté- riaux sont nombreux : il suffirait, pour faire une riche moisson, de dresser d'abord des statistiques d'après les anciens textes (manuscrits, chartes, car- tulaires, etc.); puis, dans les villages actuels, en remontant le plus haut possible à l'aide des archives. L'étude des noms de lieux (toponomastique) a donné lieu à des travaux remarquables en Allemagne, en Italie, et en France sous l'impulsion de M. Lon- gnon. Il faut noter que la forme sous laquelle se présente la dénomination officielle actuelle (plus ou moins bien calquée sur la forme indigène), dépend de l'époque à laquelle les lieux ont été administra- tivement dénommés et des conditions de cette dénomination. Le latin, on le sait, fut longtemps en France la langue officielle. On peut citer, dans le 310 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Centre et le Midi, des noms de lieux dont la forme actuelle a été calquée sur la forme latine, à une époque très éloignée : ainsi, la tradition des scribes avait conservé jusqu'au xi* siècle dans le Puy-de- Dôme (cartulaire de Sauxillanges) la forme primi- tive Nonate, alors que la langue vulgaire disait Nonede : le français, survenant un peu plus tard, par un croisement hybride des deux formes, établit l'appellation Nonete, aujourd'hui Nonette, alors que l'évolution phonétique dans la langue populaire (avec dissimilation) a abouti à Lenràe. L'intérêt qui s'attache aux noms de lieux est mul- tiple. Ce sont ces noms qui renferment le plus de traces anciennes des langues parlées autrefois sur notre sol. « Quoi de plus précieux, disait naguère Gaston Paris ^ de plus intéressant, je dirais volon- tiers de plus touchant que ces noms qui reflètent peut-être la première impression que notre patrie, la terre où nous vivons et que nous aimons, avec ses formes sauvages ou gracieuses, ses saillies et ses contours, ses aspects variés de couleur et de végétation, a faite sur les yeux et l'âme des hommes qui l'ont habitée et qui s'y sont endormis avant nous, leurs descendants? » Et Gaston Paris ajoutait qu'il y aurait un grand intérêt à cataloguer égale- ment les « lieux dits», trop négligés jusqu'ici : ils constituent, en effet, une mine inépuisable de ren- seignements. Enfin, les noms de lieux sont précieux au point de vue phonétique : soustraits, en général, aux 1. Discours prononcé le 26 mai 1888 au Congrès des Sociétés savantes. LA RECHERCHE ÉTYMOLOGIQUE 311 influences analogiques, ils offrent des points fixes de repère pour étayer les lois jusque-là douteuses. Cependant, bien que rares, les phénomènes analo- giques n'y sont point sans exemple. Quicherat a montré le premier, jadis, comment la forme si curieuse le Mans^ pouvait se rattacher à Cenoman- nû*, devenu d'abord régulièrement Celmans : à ce stade, la première partie du mot a été prise — nous dirions aujourd'hui par « fausse perception » — pour le démonstratif ce/, et une nouvelle analogie, facile à saisir, a substitué l'article au démonstratif impro- visé. En étendant sans cesse le champ de nos connais- sances, les recherches étymologiques contribuent à la détermination ou à la confirmation des lois et reculent sans cesse les bornes de l'inconnu linguis- tique. 1. M. Thomas a montré qu'il y a uo double n. CHAPITRE VI L'enseignement de la grammaire devant la science. Les bases scienliOques «le la pédagogie grammaticale ; idées fausses à rejeter : méthode déductive, déûnilions a priori, exceptions; les règles inexactes; la superstition de la forme écrite; les nouveaux principes. Il ne s'agit pas, ici, d'examiner comment on doit enseigner les langues vivantes et les langues mortes, ou même de discuter les meilleures méthodes pcda-' iTOgiques pour l'enseignement de la grammaire, mais seulement de montrer comment celles-ci doivent s'harmoniser avec la science. Si la péda- gogie grammaticale est autonome et indépendante de la linguistique, sa liberté a néanmoins des limites : encore faut-il qu'elle ne repose pas sur des bases inexactes. Or, jusqu'à l'heure actuelle^ elle a prêté largement le flanc à une telle critique. Les théories inexactes de l'époque classique, que nous avons exposées au livre précédent, ont lourdement pesé sur l'enseignement de la grammaire, qui n'a pas encore répudié entièrement cet héritage suranné. C'est la grammaire française qui a peut-être le plus souffert de ce mal, en payant cher ce mot du l'enseignement de la grammaire 3i? xviii^ siècle : les Français sont les grammairiens de l'Europe. j En faisant cesser cette désharmonie entre la pédagogie grammaticale et la linguistique, en mon- trant comment on peut et on doit combler un fossé qui risquait de s'élargir de plus en plus au fur et à mesure des progrès de la science, les travaux méthodologiques de M. Ferdinand Brunot ont replacé sur ses véritables bases l'enseignement de la gram- maire, et marquent ainsi une date importante dans l'histoire des méthodes *.. La méthodologie de M. Brunot présente deux aspects : le point de vue purement pédagogique, qui n'est pas le moins important ni le moins fécond^, mais qui est hors de notre sujet, et le point de vue scientifique — ou, plus exactement, la connexion nécessaire entre la pédagogie et la science, — qui doit seule, ici, nous retenir. Qu'y avait-il de faux dans l'ancienne méthode? Avant tout, de vouloir asservir la grammaire à la logique, et de faire de la grammaire une science 1. L'enseignement de la langue française (cours de métho- dologie professé à la Faculté des lettres de Paris, 1908-1909) ; Méthode de langue française Brunot et Bony. 2. Les deux principes essentiels de cette méthode pédago- gique sont : 1° le procédé inductif, qui consiste à extraire les règles de l'observation des faits, au lieu de déduire l'exemple de la règle : c'est appliquer à l'enseignement la méthode employée pour les recherches scientifiques. — 2° L'ordre com- biné. Le but étant d'apprendre la langue et non la grammaire, on groupera autour d'idées générales divers enseignements (grammaire, vocabulaire, lecture, rédaction, etc.), pourmontrer la solidarité qui les relie, au lieu de les isoler et de les frac- tionner en classifications plus ou moins artificielles. 314 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE déductive. Tout au contraire, c'est un truisme aujour- d'hui de reconnaître que « si la grammaire est une école médiocre de logique, la logique est une très mauvaise maîtresse de grammaire... Toutes les études modernes de linguistique positive et scienti- fique ont détruit pour toujours les explications fondées sur la logique. La langue est un fait social; comme tous les phénomènes sociaux elle est le produit du passé... Si l'on veut savoir pourquoi elle est ce qu'elle est, c'est au passé qui faut en demander l'explication... La langue n'est pas une création voulue et réfléchie : la grammaire n'est pas une forme de la logique, c'est une science d'observation qui doit être faite d'inductions, non de déductions » ^. Idées nouvelles pour les pédagogues, dans l'appli- cation plus encore que dans la théorie. Quelle logique pourtant, par exemple, régente l'emploi des suffixes, en dehors de l'usage, qui admet enfantin et repousse vieillardin, qui ajoute un rapport de sens tout diffé- rent dans coutur-ière, épic-ière, souric-ière^ Et n'est- il pas éminemment illogique de constater que, dans toutes les langues, la forme l'emporte souvent sur le sens? Le danger de la méthode déductive n'est pas moins grand dans l'enseignement que dans la recherche scientifique, car il risque de fausser l'esprit de l'élève : habitué à raisonner et non à observer en matière de grammaire, « s'il s'est trompé sur le point de départ il ira tranquillement, consciencieusement, jusqu'au bout de son erreur » -. Tel cet écolier à qui 1. L'enseignement de la langue françaisCf pp. 48-51-52. ' 2. Id., p. 136. l'enseignement de la GRAMMAIRl 315 on avait donné à rédiger le tableau du verbe « se tenir mal », et qui, faisant erreur sur la première forme, conjugua intrépidement — et logiquement — d'un bout à l'autre le verbe « je me tiente mal », impeccablement sur le modèle d'aimer. La grammaire ne peut procéder par définitions a priori comme le font des sciences déductives et exactes telles que les mathématiques. '< U est impossible de réunir dans une phrase juste tous les emplois multiples d'une forme de langage », déclare avec raison M. Brunot. La définition grammaticale est nécessairement vague, ou incomplète, ou erronée, car la fonction et la forme du mot sont choses essen- tiellement mobiles et changeantes comme la vie, glissant à travers les mailles les plus serrées des filets dans lesquels on veut les emprisonner. Défînira-t-on le radical « la portion du verbe qui ne change pas » ? Mais il faudra constater l'instant d'après que certains verbes changent jusqu'à trois fois de radical à l'intérieur du même temps {prends, pren- ons, prenn-ent), et qu'à tel temps ,il se réduit à deux consonnes (pr-w)? N'est-il pas plus rationnel de (( faire observer simplement que dans tous les verbes, les terminaisons s'ajoutent aune portion qui ren- ferme la signification propre du mot et qui, tantôt change avec les temps et les personnes et tantôt ne change pas? »K U est d'une probité scientifique élémentaire de remplacer par V appellation empi- rique la définition dogmatique que la science est impuissante à donner et qu'on est obligé de ruiner 1. W., p. 132. 316 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE l'instant d'après par des contradictions et des excep- tions, négation même de la pédagogie. Il n'est pas superflu de répéter aux maîtres de l'enseignement secondaire et primaire que « l'idée de l'exception est vraiment trop grossière »^ Si la grammaire n'a pas à s'occuper du « pourquoi », en revanche elle doit toujours — quand elle le peut — expliquer le « comment » des phénomènes, même lorsqu'il s'agit de règles, irrationnelles qui portent en elles leur propre condamnation. Et l'explication, il faut toujours la demander à l'histoire, qui rendra raison des pluriels al-aux, parce que jadis la vocalisation en u afl'ectait / devant s et non l final — question de phonétique; l'a; était une graphie conventionnelle de la finale us : chevax était donc l'équivalent de chevaus^ le jour où on ne le comprit plus, on rétablit I'm; et ainsi se trouve expliquée la forme chevaux. Et il faut bien dire, quitte à faire descendre l'orthographe de son piédestal, que la règle des sept pluriels en oux est absolument arbi- traire et n'a d'autre raison d'être que la fantaisie des grammairiens. C'est encore pour asservir les faits à la raison que les grammairiens ont torturé la langue dans les « analyses logiques », voulant à toute force ramener la multiplicité des locutions et des phrases à une forme type et intangible : sujet-verbe-attribut. On connaît les étranges raisonnements qui consistent à • dire « je marche » est pour « je suis marchant » et qui aboutissent à découvrir — à inventer — des propo- sitions dont tous les termes essentiels sont sous- 1. Id., p. 138 L'ENSEIG\EME\T de la GRAJIMAIRE 317 entendus ^ On ne peut trouver, pour qualifier de tels procédés, que le mot de M. Meillet : « C'est de la démence ». Il faut renoncer enfin aux règles inexactes qu'a établies une tradition fâcheuse, — pour avoir voulu, notamment, modeler la grammaire française sur la grammaire latine, et pour avoir pris exclusivement souci de la forme écrite. Quoi d'étonnant si, dans de telles conditions, des faits superficiellement et mal observés ont été interprétés plus inexactement encore ? « On enseigne uniformément que le féminin se forme par Vaddition d'un e muet. Lorsque l'^enfant applique cette règle à des adjectifs, tels que mur, égal... l'enfant comprend à peu près... Mais dès qu'il écoute petit et petite, gros et grosse, grand et grande, etc., il entend au féminin des consonnes qui ne se prononçaient pas au masculin, et il se trouve en présence de ce système : en ajoutant un e muet, qui n'est rien, qui serait tout au plus une voyelle, on entend toutes les consonnes de l'alphabet! »2. La grammaire rationnelle doit, en effet, expliquer simultanément la langue écrite et la langue parlée, et l'orthographe ne doit pas faire perdre de vue la valeur sonore et auditive des mots. Il est impossible 1. Ainsi dans la phrase « Une brise faisait frissonner les arbres au bord de la route», les cinq derniers mots sont ainsi analysés : Pro'position incidente explicative elliptique : — Sujet : qui (sous-entendu) ; verbe : étaient (sous-entendu) ; attribut : situés (sous-entendu), complété par : au bord de la route [Courrier des examens du 15 mars 1908, p. 172). (Cf. F. Brunot. op. cit., pp. 9 et 12). 2. Brunot, op. cit., p. 105. 27. 318 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE de donner aucun enseignement grammatical, même — surtout peut-être — le plus' élémentaire, — sans le faire précéder de quelques notions de phoné- tique : combien de grammaires confondent encore les lettres, signes graphiques, avec les sons du lan- gage, dont elles sont la simple et souvent infidèle notation ! Les maîtres ne sauraient oublier que les lois générales du langage sont les mêmes pour les langues littéraires et les parlers populaires, que beaucoup d'idiomes vivent ou ont vécu sans être écrits, tandis qu'aucun n'a pu vivre sans être parlé, — et que lors- qu'un linguiste rencontre dans un patois des féminins semblables au français, petit-petite, il note pti-ptit et déclare, observateur fidèle : le féminin se forme dans ce mot par l'addition d'un t. Pour être exact et complet, le grammairien fran- çais, après avoir posé la règle de Ve muet, se hâtera donc d'ajouter que cette règle ne concerne aujour- d'hui que la langue écrite. Au moyen âge, pour- suivra-t-il, quand l'orthographe correspondait à peu près à la prononciation, on faisait entendre les consonnes finales et les e muets, toutes les lettres sonnaient dans petit-petite, et à cette époque, pour l'œil comme pour l'oreille, l'addition de l'e muet était bien la marque du féminin. Aujourd'hui, par suite de l'évolution de la prononciation — toujours la phonétique — nous ne faisons plus entendre les e muets ni la plupart des consonnes finales des mots : le féminin , dans ces cas, se distingue par suite à Voreille du masculin par l'adjonction de la con- «onne que le masculin a perdue. La superstition de la forme visuelle conduit fatale- l'enseignement de la GRA'wMAIRE 313 ment à la méconnaissance de l'évolution. Trop souvent on s'appesantit sur, des formes mortes, en négligeant les formes vivantes qui les ont rempla- cées dans la conversation courante. C'est parfait d'enseigner, en français, les formes et les emplois du passé défini et du passé antérieur : encore le maître ne doit-il pas ignorer que, dans le langage parlé, toute la moitié septentrionale de la France a remplacé ces deux temps par le passé indéfini et le passé surcomposé. Mais combien de grammaires et de maîtres parlent des temps surcomposés, qui sont cependant d'un usage courant ? L'enseignement grammatical doit donc se défier du dogmatisme : la science est modeste, elle n'explique pas tout et se borne souvent à constater. — On doit toujours être pénétré de l'idée d'évolution : le maître analyse l'état momentané d'une langue qui a changé auparavant et qui se transformera à nouveau dans l'avenir. C'est faire œuvre excellente d'enseigner en puriste telle ou telle langue littéraire, à condition de ne pas chercher à l'enclore dans des barrières artificielles, de faire pressentir les trans- formations de l'avenir d'après celles du passé, et de savoir que telle locution, telle forme, tel mot aujour- d'hui réprouvé peut s'imposer demain aux milieux sociaux qui le rejettent aujourd'hui. Tels sont les rapports nécessaires de la gram- maire avec la linguistique; telles sont les bases scientifiques sur lesquelles doit s'édifier, sous peine d'erreur, la pédagogie grammaticale, libre par ailleurs de ses procédés d'enseignement et de ses méthodes. CONCLUSION Le bilan des connaissances et des résultats acquis; l'orientation actuelle de la science. On a pu voir, dans les pages qui précèdent, le nombre et la complexité des problèmes que soulève l'étude du langage. Toutes ces questions, la science ne se flatte pas, d'ores et déjà, de pouvoir les résoudre, d'autant plus qu'elle est encore loin d'avoir dressé l'inventaire complet des matériaux qui sont à sa disposition. Parmi les groupes de langues qui se partagent le globe à l'heure actuelle, beaucoup sont encore imparfaitement connus, surtout dans les rapports qui relient les idiomes apparentés. Ailleurs, le travail de synthèse se prépare peu à peu, et il est déjà presque achevé, tout au moins dans ses grandes lignes, pour les langues sémitiques et indo-euro- péennes. Sans doute, même dans ces dernières familles, beaucoup d'idiomes anciens nous sont peu ou point connus — et ne le seront jamais davantage, à moins de découvertes inespérées, — de même qu'un nombre considérable de dialectes actuels n'ont pas encore été inventoriés ; mais, malgré ces 322 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGB lacunes, la grammaire historique et comparée des langues indo-européennes primitives, et des groupes dérivés — roman, germanique, etc., — a pu être constituée avec une grande sûreté dans l'ensemble, et parfois avec beaucoup de précision dans le détail. De l'observation et de l'interprétation des nom- breux phénomènes que présentent l'histoire et la comparaison des langues se sont dégagées des théo- ries générales qui constituent les principes de la science du langage; ceux-ci, réagissant à leur tour sur l'examen des faits, ont permis de substituer des recherches méthodiques à l'empirisme de hasard qui guidait les érudits des siècles précédents. Ces théo- ries ne se sont pas affirmées dès le début sous leur forme actuelle : elles ont été formulées d'abord avec hésitation, à l'état embryonnaire, incomplètes, pour se développer et se fixer peu à peu ou pour être condamnées par une information plus précise; parfois aussi on est revenu sur certaines intransi- geances de doctrine, en remarquant que la théorie jadis en faveur, puis abandonnée, contenait une part de vérité et ne méritait pas un discrédit total. L'hypothèse, même inexacte, est nécessaire au pro- grès de la science, qui n'est, suivant l'expression de M. Henri Poincaré, qu'une série d'approximations successives : la découverte du lendemain corrigera l'erreur de la veille. On peut dire que les linguistes sont d'accord, à l'heure actuelle, sur les caractères généraux du lan- gage, le classement des phénomènes et sur le mode d'interprétation des faits. L'évolution nécessaire et générale du langage; la segmentation des idiomes CONCLUSION 323 en langues spéciales et en dialectes, qui a pour contre-partie le développement des langues natio- nales et le refoulement des patois ; les transforma- tions des sons, qui s'opèrent avec une régularité égale à leur insconscience; les modifications des formes et des fonctions grammaticales dominées par l'analogie, ainsi que la formation des mots et les changements de sens ; l'introduction et l'assimi- lation des emprunts étrangers et les procédés des créations savantes : autant de. phénomènes nette- ment groupés et délimités, et dont l'analyse se poursuit dans des conditions précises. Les méthodes de recherches sont également, dans leur ensemble, indiscutées. Pour l'observation du langage vivant comme pour l'interprétation linguis- tique des textes anciens, il existe un système de règles bien établies, qui peuvent sans doute se perfec- tionner et se préciser encore, mais dont les direc- tions ne sauraient plus varier. C'est la sûreté de ses méthodes, dégagées et affermies surtout par les néo-grammairiens, qui a permis à la science du langage d'obtenir un ensemble de résultats dont elle peut être fière à juste titre. Les lacunes, on l'a vu, sont encore nombreuses, mais on est en droit d'espérer qu'elles seront comblées peu à peu. Par contre, des divergences sensibles s'accusent encore si l'on envisage les principes qui président aux évolutions du langage. L'inconscience des phé- nomènes analogiques, on l'a vu, n'est pas universel- lement admise, ou l'est à des degrés divers. Si la constance des lois phonétiques est à peine con- testée, en revanche la possibilité des lois séman- 324 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE tiques — au sens rigoureux du mot — est généra- lement mise en doute. Et les causes premières des évolutions phoniques et analogiques, de leurs diver- gences suivant les milieux, sont encore loin d'être élucidées. Après une période d'observation minutieuse, qui a donné lieu à la création de la phonétique expéri- mentale et à l'exploration méthodique des patois, les esprits sont attirés de nouveau par les synthèses comme vers le milieu du xix" siècle. Une certaine réaction commence en outre à se manifester contre le rigorisme, jugé par certains exagéré, des néo- grammairieus : en face de la force aveugle des lois universelles, les tendances individualistes se. font jour à nouveau. Enfin une autre collaboratrice entre en scène, la sociologie, dont l'importance s'affirme de plus en plus dans l'orientation actuelle de. la science. On ne saurait mieux conclure que par les lignes suivantes de M. Meillet qui résume ainsi, avec sa netteté habituelle, l'œuvre accomplie depuis un siècle, en faisant mesurer le chemin parcouru* : « L'ancienne grammaire générale est tombée dans un juste décri, parce qu'elle n'était qu'une application maladroite de la logique formelle à la linguistique où les catégories logiques n'ont rien à faire. La nouvelle linguistique générale, fondée sur l'étude précise et détaillée de toutes les langues à toutes les périodes de leur développement, enri- chie des observations délicates et des mesures pré- 4. Leçon d'ouverture au Collège de France, p. 24, CONCLUSION 325 cises de l'anatomie et de la physiologie, éclairée par les théories objectives de la psychologie moderne, apporte un renouvellement complet des méthodes et des idées : aux faits historiques particuliers, elle superpose une doctrine d'ensemble, un système. »» firc TABLE DES MATIÈRES Pages Introduction 1 Les phénomènes du langage et leur interprétation. — Plan §ênérêl. LIVRE I LES CARACTÈRES GÉNÉRAUX DU LANGAGE Chapitre I. — QH'est-ce que le langage? 9 Le langage est 1 instrument de la pensée : iévocalion ies idées; pêyohologie et logique; instabilité et varia- tions de U 9Mleur du mot. — Le langage est un fail social : les oénditions de sa formation; l'étut social des Aryens primitils reconstitué . par la grammaire comparée. — Le langage est un ensemble de eons articulés : les rapports avec la biologie et la physi- que. — Le langage est susceptible d'être transcrit par l'écriture : écritures idéologiques et alphabéti- ques; représentation du langage parlé; réaction de récriture. — Bivisions de la science du langage. Chapitre II. — La diversité du langage et le pro- blème de la langue internationale 38 La diversité du langage, résultat de son évolution ; la parenté des langues, groupes et familles. — Cau- ses d'unilication et de différenciation ; les raisons profondes des variétés linguistiques. — Les essais de langue universelle ; comment se pose aujourd'hui le problème ée la langue internationale; les constata- tions et les okiections de la science. 328 TABLE DES MATIÈRES Pages Chapitre III. — Le renouvellement du langage. . 53 Les évolutions du langage : coviment elles s'opèrent, leur rapidité. — Impossibilité de (ixer une langue; récriture doit suivre la parole : les rélormes ortho- graphiques. — Classilication et caractères des évolu- tions; le rôle de la volonté. LIVRE II LES ÉVOLUTIONS DU LANGAGE Chapitre I. — Évolutions et formations spontanées. 67 I, — Changements i'honétiques. — Conditions qui pré- sident aux transformations de la prononcintion ; causes physiologiques et psychiques; régularité des évolutions. — Evolutions spéciales : caractères parli- culiers. — Réactions dues aux inlluences littéraires : évolutions ralenties. II. — PnÉNOMÈNKS ANALOGIQUES. — V analogie dans les formes grammaticales; les quatrièmes proportion- nelles; caractères généraux. — Les procédés de for- mation et de renouvellement des mots : onomatopée, redoublement, métathèse déformatrice, abréviation ; composition et dérivation, origine et substitution des suffixes, dérivation des composés; influence de récri- ture. — Les changements de sens : termes évocateurs et usure des métaphores ; causes sociales ; influences homonymiqves. Chapitre II. — Les emprunts et les formations conscientes 102 Les emprunts populaires : éléments phonétiques et grammaticaux; mots importés, conditions historiques, rôle des langues tpéciales, changements du sens. — Créations savantes : catégories, sources, modes de formation. — Comment s'assimilent les mots savants et les emprunts. Chapitre III. — Histoire externe des langues. . 119 La segmentation des langues. — La formation des dia- lectes : rupture du lien social ; influences ethyiiques , peuplement et migrations. — La formation des langues TABLE DES MATIÈRES 32£ Page- spéciales : facteurs sociaux, caractères particuliers (argots des malfaiteurs), réaction sur la langue géné- rale. — La mort des langues; pourquoi certains idio- mes triomphent ; luttes sur les frontières ; conditions d'assimilation ; formation et développement des lan- gues nationales et littéraires; refoulement des patois. LIVRE IIÏ L'HISTOIRE DES IDÉES Chapitre I. — L'ancienne grammaire et les pre- mières étapes de la science 148 Les anciens grammairiens, leurs idées, leurs tendances; les idées du xvii* siècle : l'usage et la règle, la logique et le langage. — La découverte du sanscrit; la gram- maire comparée et la grammaire historique; premiers essais de synthèse ; l'origine du langage. — La réac- tion phénoméniste; les limites de Vinconnaissable ; la spécialisation croissante. Chapitre II. — Les néo-grammairiens; la phoné- tique et l'étude des patois 161 Les théories des néo-grammairiens : la constance des lois phonétiques et le rôle de l'analogie; les résultats pour la science; les adversaires, les objections. — Le développement de la phonétique; Vétude des pa- tois : la question des dialectes; le rôle de la dialec- tologie; la phonétique expérimentale. Chapitre III. — Les psychologues et l'orientation sociologique 178 La psychologie du langage de Whitney à Wundt : vie du langage et vie des mots. — Les idées linguistiques des sociologues contemporains; le rôle de l'imitation; les phénomènes sociaux du langage. — La réaction contre les théories des néo-grammairiens ; les néo-lin- guistes; les causes sociales des évolutions linguisti- ques. — Le retour aux synthèses ; les lois générales ; la philosophie du langage. 330 TABLE DES MATIERES Paees LIVRE IV LES MÉTHODES Chapitre L — Les trois aspects de la science. . 199 La mélhode linguistique, ses caraclèrcs. I. — La statique du langage. — La linguislique des- criptive; la classilication des langues. — La classi- fication des sons; rapports enlre la hauteur, la durée. L'intensité cl le timbiv. — Morphèmes et {lexions; clas- silication des mots; syntaxe descriptive; monographies et études comparatives. II. — Cinématique et dïnauique. — Les évolutions et les lois. — Les changements des sons. — Les phéno- mènes analogiques : réorganisation des flexions, irra- diation, (ausse perception ; la sjintaxe historique. Chapitre II. — L'observation 226 la nature de Lobservation. — Uaudilion des sons; les illusions et léducation de Voreille; la notation phoné- tique. — La phonétique expérimentale : l'analyse phy- siologique et acoustique de la parole; inscription directe et méthode graphique. — L'observation psychologi- que, V interrogation. — Comment éludic-t-on les pa- tois : nécessité de Venquête directe; les conditions d'une bonne observation. Chapitrk m. — Les méthodes d'interprétation . , 248 L'interprétation des documents graphiques. — La con- tribution de la prosodie et de la métrique, de l his- toire. — in exemple de la méthode sociologique : les limites linguistiques et les mouvements ethni- ques en France. — La statistique; la méthode histori- que; la chronologie, relative et absolue, des phéno- mènes. — La méthode comparative ; la géographie linguistique. Chapitre IV. — L'expérimentation, les méthodes d induction et les lois linguistiques 274 V expérimentation i auxiliaire de l'observation; essais de psychologie expérimentale. — Y a-t-il des lois en sémantique ? — Les méthodes d'induction en phonéti- que. — Caractères et valeurs de la loi phonétique TABLE DES MATIERES 331 Page» Chapitre V. — Le problème après le théorème : la recherche étymologique 296 La place de t'étymologie daris la science, son but. — Le départ des formations savantes et des emprunts. — Les mots populaires et traditionnels : la recher- che des antécédents; la part de la phonétique et de la sémantique. — Coexistence du mot dans des lan- gues apparentées; les formes divergentes — Les noms propres : l'onomastique. Chapitre VI. — L'enseignement de la grammaire devant la science 312 Les bases iicientiliques de la pédagogie grammaticale; idées fausses à refeter : méthode déductive, défini- tions a priori, exceptions; les règles inexactes; la superstition de la forme écrite; les nouveaux prin- cipes. Conclusion 32 1 Le bilan des connaissances et des résultats acquis ; iorientalion actuelle de la science. r PSYCHOLOGIE ET PHILOSOPHIE AVENEL ^Vicomte Georges d'). Le Nivelle- ment des Jouissances. BALDENSPERGER (F.], chargé de cours à la Sorbonne. La Littérature. BERGSON, POINCARÉ, Ch. GIDE, Etc., Le Maté- rialisme actuel (7' mille). 8INET (A.), directeur de Laboratoire à la Sor- bonne. L'Ame et le Corps (9' mille). BINET (A.). Les Idées modernes sur les enfants (14' mille). BOHN (0' G.). La Naissance de l'Intel- ligence (iO figures) i6« mille). BOUTROUX (E.), de l'InsUiut. Science et Religion (16' mille). COLSON (C.\ de l'Institut. Organisme écono- mique et Désordre social. CRUET (J.), avocat à la C d'appel. La Vie du Droit et l'impuissance des Lois (5* m.). DAUZAT (Albert), docteur es lettres. La Phi- losophie du Langage (l« mille). OROMARD (D' 6.). Le Rêve et l'Action. OWELSHAUVERS (Georges), professeur à l'Uni- versité de Bruxelles. L'Inconscient. GUIGNEBERT (C), chargé de cours à la Sor- bonne. L'Evolution des Dogmes (6* m.). HACHET-SOUPLET (P.), directeur de l'Institut de Psychologie. La Genèse des Instincts. HANGTAUX (Gabriel), de l'Académie française. La Démocratie et le Travail. JAMES (William), de l'Institut. Philosophie de l'Expérience (8' mille). JAMES (Willia.-n). Le Pragmatisme (6' m ). JAMES(Williani).La Volonté de Croire (4'i.) JANET (D' Pierre), de rinstiiat, professeur an Collège de France. Les Névroses (8' m.). LE BON (D' GusUve). Psychologie de l'Édu- cation (20« mille). LE BON (0' Gustave). La Psychologie poli- tique (13' mille). LE BON (0'- Gustave). Les Opinions et les Croyances (10« mille). LE BON (Q' Gustave). La Vie des Vérités (7« mille). LE BON (0' Gustave). Enseignements Psy- chologiques de la Guerre -J4' mille). LE BON (D"" Gustave). Premières Consé- quences de la Guerre (20° mille). LE DANTEC. Savoir! (5« mille). LE DANTEC. L'Athéisme (14' mille). LE OANTEC. Science et Conscience(8*a.) LE DANTEC. L'Égoisme (9« mille). LE DANTEC. La Science de la Vie (6«m.). LEGRANO (D' M.-A.). La Longévité. L0HBR030. Hypnotisme et Spiritisme (7* mille). MACH. La Connaissance et rErreur(5'i.) MAXWELL Le Crime et la Société (5* m.) PiCARO (Eomond). Le Droit pur (6* millej. PIERON (H.),M«deGonf'àrEcole des H^-Etu- des. L'Evolution de la Mémoire (4' mil.; REY (Abel), professeur agrégé de Philosophie. La Philosophie moderne (9° mille). VASCHIOE (0'). Le Sommeil et les Rêves (5« mille). VILLEY (Pierre), professeur agrégé de l'Uni- versité. Le Monde des Aveuglas. 3*" HISTOIRE ALEXiNSKY(Grègoire), ancien député à la Douma. La Russie moderne (6» mille). ALEXINSKY (Grég.). La Russie et l'Europe. 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ROZ(Firmin).L'Energle américaine (7*B '■ Bibliothèque de Philosophie scientifique DIRIGÉE PAR LE D' GUSTAVE LE BON I SCIENCES PHYSIQUES ET NATURELLES BACHELIER (LouiSj. liorieiir es sciences. Le Jeu, la Chance et le Hasard (4' mille). BELIET (DanieH, prof à l'École des Scienceà politiques. L'Évolution de l'Industrie. BERGET (A.), professeur à rinslilul océanogra- phique. LaVieet la Moptdu Globe(6«in.). BERGET (A). Les problèmes de l'Atmos- phère (27 ligures). BERTIN (L.-E.), de l'InsUlut. La Marine moderne (G6 figures) ',5' mille). BIGOURDAN, de l'Insiiiut. L'Astronomie (50 figures) (5* mille). BLARINGHEM (L.). Les Transformations brusques des êtres vivants (49 ligures). (5* mille). BOINET (D'j, proi> de Clinique médicale. Les Doctrines médicales (6* millei. BGNNIER (Gaston), de l'Insiiiui. Le Monde végétai (230 figures) dO' mille). BGNNIER iO' Pierres Défense organique et Centres nerveux. 60UTY (E.), de l'insiiiui. La Vérité scien- tifique, sa poursuite (5' mille). BRUNHES (B.), professeur de physique. La Dégradation de l'Energie (8* mille). BURNET (D' Etienne), de l'Institut Pasleur. Microbes et Toxines (71 itg.) (6« mille). CAULLERY ^Maurice), professeur à la Sorbonne. Les Problèmes de la Sexualité 4' m.) COISON (Albert), professeur à l'Ecole Poly- technique. L'Essor de la Chimie (5* m.) COMBARIEU (J.), chargé de cours an collège de France. La Musique (11' raille). OASTRE (0' A.), de rinslilul, professeur à la Sorbontie. La Vie et la Mort (14« mille). DELAGE (Y.), de rinsliiut et GOLOSWITH (M.). Les Théories de l'Evolution (7* mille). DELAGE (Y.), de l'Instiiui et GOLOSIHITH (M.), La Parthénogenèse. OELBET (P.). professeur à la F' de Médecine Paris. La Science et la Réalité ('i" m.). DEPÉRETfC), de llnstiiut. Les Transtor- mations du Monde animal (7' mille). ENRIQUES (F.). Les Concepts fonda- mentaux de la Science. GRASSET DO. La Biologie humaine. GUIART(Dr). Les Parasites inoculateurs lie maladies (107 ligures) (5« mille). HÉRICOURT (O'J.). 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PERRIER (Edm.), memb. de l'institut, direct, du iMuséuui.ATraversIe Monde vivant.(5«D.i PICARD (Emile), de l'Institut, professeur à 1: Sorbonne. La Sciencemoderne(12* mille POINCARÉ' H.), de l'Institut, prof'' à la Sorbonne La Science et l'Hypothèse (26° mille). POINCARE (H.). La Valeur de la Science (21* mille,. POINCARE (H.). Science et Méthode (14' b.) POiNCARÉ(H.). Dernières Pensées (10* m. POINCARE (Lucien), d' au M" de î'instruciioi publique. La Physique moderne (16' m., POINCARE (Lucien). L'Électricité M2' mille) RFN.AP.O (C^). L'Aéronautique (68 figures (6* mille). RENARD (C^). Le Vol mécanique. Les Aéroplanes (121 figures). ZOLLA (Daniel), professeur à rRcole de Gri- i gnon. L'Agriculture moderne (4' m.). PSYCHOLO&IE, PHILOSOPHIE ET HISTOIRE Voir la liste des ouvrages paras page 2 de la couverture. 6910 Paris. Imp. Hemmerlé et 0" 6-17. * DATE DUE . Sk -#^ _> 'Il »^^ r L fen; 3^ û. r mi- -Cri r^ L. . 1 rif^ f \ i^m ^ y'^ -'■'-'-''■^^ GAYLORD PRINTED ;N U S A %. . _...M,_ _ " "^ Y'^J! .' • -^ k K_ '■:'» MM ■^^^